d'autres vont aux Indes contempler les bayadères ; d'autres à Constantinople rôder autour des harems ; d'autres en Afrique voir galoper des hommes drapés de blanc dans les sables interminables ; d'autres à Tahiti se faire baptiser Bibi-Tutu par des demi-sauvagesses de mauvaises mœurs que poétisèrent des navigateurs naïfs ; d'autres vont ici, d'autres vont là, mais toujours très loin, car un voyage n'est un voyage que lorsque les heures de chemin de fer, additionnées avec les heures de paquebot, donnent un total de dix-huit mois de fatigue.
Il faut traverser des contrées stériles où la soif vous dévore, des contrées tellement feuillues qu'on coupe les lianes à coups de hache, des contrées tellement glacées qu'on ouvre les banquises à coups de bateau à vapeur. Il faut dormir à côté des tigres, entendre siffler les serpents, recevoir des balles de fusil, escalader des montagnes qui vous font sortir le sang par les oreilles. Si vous n'avez pas fait tout cela, vous n'avez pas voyagé.
Et pourtant, si loin que vous alliez, beaucoup d'autres ont passé par les mêmes routes, ont étudié les mêmes peuples, ont écrit leurs impressions sur ces contrées réputées inconnues.
A quoi sert donc d'aller si loin !
Or, nous, Pierre Simon Remou et Jacques Dérive, nous avons accompli en quatre jours un voyage que bien peu de Français ont fait, un voyage plein d'accidents, d'émotions, même de dangers, un voyage délicieux à travers le plus adorable pays du monde et le plus propre aux descriptions.
Et cela sans chemin de fer, sans paquebot fétide, sans diligence abrutissante, sans rien des ennuis ou des servitudes des voyages. Nous avons simplement descendu la Seine, la belle et calme rivière, de Paris à Rouen, dans un de ces petits bateaux à deux personnes qu'on nomme des yoles.
Notre embarcation, si légère qu'un seul de nous peut la porter, longue, mince, élégante, vernie à se mirer dedans, membrée d'acajou, pointue comme une aiguille de bois, si plate qu'elle n'entre point dans l'eau et glisse dessus comme si elle patinait, si mince qu'un pied posé hors des planchers la crèverait aussitôt, si étroite qu'un mouvement brusque la ferait chavirer, nous inspire autant d'affection qu'un être humain.
Elle nous porte, nous berce, nous distrait et nous amuse. Nous la rentrons le soir dans la cour des auberges, où elle dort sa nuit à côté des voitures au repos, nous la lavons chaque jour avec de fines éponges, soignant sa toilette comme celle d'une belle fille coquette ; nous avons souci que rien ne la heurte, qu'aucune pierre ne la froisse, qu'aucune berge ne la blesse. Elle est notre amie et notre servante, notre compagne et notre joie. Elle s'appelle Rose. Salut ma belle.
Ne lisez point ce petit voyage, vous qui n'avez jamais descendu la rivière voilée de brumes, au soleil levant. L'eau pacifique coulant sans bruit, coulant, coulant sous le duvet de vapeurs qui flotte à sa surface, quand le grand astre jaune apparaît au bord des côtes, dans son décor de nuages écarlates, l'eau tiède et plate où nagent des brins d'herbe, des branches cassées, mille choses emportées lentement au courant, glisse, muette et caressante, le long des rives, les lis, les iris luisants comme des flammes de cierges, les nénuphars pâles, entrouverts au milieu de leurs larges feuilles qui s'étalent, rondes et bercées, îles peuplées d'araignées d'eau.
Une aubépine, penchée à la berge, se mire, rose ou blanche, et jette son parfum sur le fleuve. De grosses racines tordues comme des serpents sortent de terre, y rentrent, se croisent, se mêlent, et plongent dans la rivière.
De leurs bras enlacés un énorme rat sort, et court vivement, disparaît sous un tronc, puis reparaît, fuyant devant nous. Un martin-pêcheur passe comme un éclair bleu dans un rayon de soleil, et file de son vol rapide et droit, jusqu'au prochain tournant du fleuve. Les culs-blancs, poussant leur cri, se sauvent d'une berge à l'autre en rasant la surface de l'eau. Des tourterelles roucoulent dans les peupliers ; un lapin, nous voyant venir, rentre au terrier et nous montre, une seconde, la tache neigeuse de son derrière.
Des bergeronnettes courent sur les étroites plages de sable piquant des insectes d'un coup de bec ; un vaste héron, parfois, s'élève d'un buisson et monte dans le ciel à grands coups d'aile, la tête allongée et la patte pendante.
L'air est doux, le charme pénétrant des rivières calmes vous enveloppe, vous possède ; on respire lentement avec une joie infinie, dans un bien-être absolu, dans un repos divin, dans une souveraine quiétude.
A l'exemple des gens qui traversèrent l'Afrique, nous allons noter jour par jour, heure par heure, nos impressions et nos observations sur les diverses populations que nous avons rencontrées. Cette prétention peut paraître étrange. Mais qu'on ne s'y trompe pas, un habitant de Rouen ne ressemble pas plus à un habitant de Paris qu'un lapin ne ressemble à un Arabe (au moral) ; et un habitant d'Elbœuf diffère autant d'un Rouennais qu'un Marseillais d'un Normand. Car le caractère de toute agglomération d'hommes se modèle selon les courants d'intérêts et de passions que mille circonstances diverses font s'établir dans chaque milieu. Nous publierons, lors de notre retour, une petite notice traitant « du caractère rouennais » qui fera toucher du doigt, aux incrédules, nos théories physiologiques. Nous noterons, en passant, la situation politique de chaque ville, l'état des esprits, la moralité générale ainsi que les réclamations inutiles des administrés au gouvernement.
De Paris à Maisons, le littoral est trop connu pour que nous nous arrêtions à le décrire.
Nous avons donc quitté Maisons-Laffitte, un mardi matin, à huit heures, par un beau temps clair. La yole, revernie, luisante et pimpante, secouée régulièrement par le va-et-vient continu du banc à coulisses, gouvernée par Jacques Dérive au départ et enlevée vigoureusement par moi Remou Simon Pierre, se mit à descendre le fleuve tout moiré par le soleil déjà haut.
Nos valises indiquent aux riverains ahuris que nous partons pour un long voyage.
Une boîte à suif est ouverte à côté du rameur, qui graisse à tout instant ses avirons, ses mains, ses bras nus ; car le suif est l'âme du canotage, comme diraient MM. Prudhomme et autres académiciens.
La Seine fait une large courbe. Nous passons devant le hameau de la Frette, égrené en chapelet le long du bord entre la côte et la rive ; nous apercevons l'église d'Herblay, puis Conflans avec sa tour carrée en ruine. Voici l'Oise qui nous apporte le concours de ses ondes ; Andrésy, cher aux amoureux ; Poissy, célèbre par sa maison centrale, son ancien marché aux bœufs et ses pêcheurs à la ligne.
M. Meissonnier habite ici, sur la gauche ; Mlle Suzanne Lagier prit plus de goujons dans ce petit bout de rivière qu'il n'y a de rosières à Nanterre. Beaucoup d'artistes dramatiques viennent chaque dimanche empaler des asticots dans ce pays. Le fleuve s'élargit, peuplé d'îles ravissantes. Des arbres énormes couvrent les petits bras. On sent enfin la campagne. Le courant galope dans les cours d'eau peu profonds ; la yole légère glisse et court, évite les pieux d'un ancien moulin, passe comme un trait sous un petit pont qui paraît, de loin, large comme un trou d'aiguille et fait frissonner les voyageurs.
Deux hommes debout sur la berge nous appellent. Ils cherchent un noyé qu'on a vu traverser Villennes et qui suit le même chemin que nous. On le recommande à nos soins, et nous voilà rôdant le long des buissons des rives, guettant tout ce qui flotte, penchés sur l'eau. Nous ne trouvons pas le macchabée.'
Médan. Nous descendons pour saluer Zola. Il nous apparaît au milieu d'un peuple de maçons et de jardiniers, dirigeant l'installation de sa basse-cour. Il est gai, heureux de voir pousser ses arbres. Car les joies les plus fortes qu'un homme puisse éprouver sont celles que donne la propriété.
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