C'est que l'auteur, sans y prendre garde, dans l’honnêteté de sa conscience, a dépeint l'amour naissant d'un homme pour une femme vêtue en homme et qu'il croit être un homme, De là un trouble étrange, une confusion pénible, puissante comme art, gênante aussi.
En suivant le développement de cette passion légitime on côtoie, semble-t-il, le lac gomorrhéen des passions honteuses. Je sais que toutes les intentions définitives sont honnêtes ; cela n'empêche que l'amitié particulière de cet homme pour un enfant, bien qu'elle ne puisse blesser la morale tant les moyens sont ménagés, peut du moins éveiller dans l'âme du lecteur des suppositions alarmantes.
J'ai d'ailleurs cette conviction, sans doute fausse, que les livres les plus dangereux pour les âmes et les plus immoraux en somme, sont les livres dits les plus moraux, les plus poétiques, les plus exaltants et les plus décevants, les livres où triomphe éternellement l'amour.
P.-S. J'ai voulu relire, pour l'acquit de ma conscience, le discours de réception de M. Cherbuliez à l'Académie française.
On y rencontre des audaces. Celle-ci mérite d'être citée : « Je me trompe, il (M. Dufaure) n'avait point de procédés ; il avait, ce qui vaut mille fois mieux, une méthode. Depuis l'astre naissant, qui semble chercher à tâtons son chemin dans l'espace, jusqu'à la plante soulevant la pierre de son tombeau pour apparaître au jour qu'elle semble fuir… »
N'est-on point ému en songeant aux dangers que courent les jeunes astres sans méthode exposés à de pareilles hauteurs ?
On lit chaque jour tant de récits d'enfants tombés par les fenêtres ! Les fenêtres, au moins, on les peut fermer avec des grilles… Mais l'espace ?…
Sèvres
( Gil Blas , 8 mai 1883)
J'ai dit dernièrement dans ce journal ce que je pensais des horribles vases fabriqués aujourd'hui par Sèvres et offerts cérémonieusement en cadeau à toutes les personnes à qui l'État veut faire une politesse.
Une coupe, d'une forme élégante et d'une décoration charmante, sortie récemment de cette manufacture et vue par hasard dans une collection, m'a donné le désir de visiter cet établissement national. De grands progrès y ont été réalisés. Nous sommes, d'ailleurs, en pleine épidémie d'expositions. Les Parisiens vont, comme un flot, du Salon de peinture des Champs-Élysées à l'Exposition japonaise de la rue de Sèze, et des galeries du quai Voltaire où l'on voit les portraits du siècle aux tapisseries de Cluny.
Mais il fait beau, les arbres verdissent ; le bois est charmant à traverser. Pourquoi, après avoir longé les lacs, n'irait-on point, par un clair après-midi, jusqu'à Sèvres, où l'on peut voir encore des choses aussi curieuses que belles, et bien ignorées.
Qui donc a visité Sèvres ? Qui donc connaît les dedans de ce grand bâtiment muet, endormi, semble-t-il, au bord de la Seine.
Entrons dans cette vaste maison.
L'histoire de Sèvres est bien simple. Je l'ai racontée ici-même. Une femme, une adorable femme, presque une reine, créa Sèvres, d'un baiser peut-être, dans un caprice de coquette.
Louis XV avait acheté cette manufacture et il ne s'en occupait guère quand Mme de Pompadour vit quelques produits sortis de ses ateliers et fut séduite. Elle aimait les arts, dessinait un peu, savait faire naître des modes charmantes. Elle fut, en France, la mère du Joli.
Elle prit Sèvres sous son patronage, s'en occupa, se passionna, y appela des artistes, mit dans les pâtes, dans les adorables pâtes tendres, quelque chose de sa beauté, de son sourire et de son charme. Regardez-les ces sèvres Louis XV, gracieux, maniérés et délicieux. C'est bien là de la porcelaine de jolie femme, porcelaine née d'un caprice, faite pour les doigts légers et parfumés.
Et voilà d'où vint sans doute ensuite la rapide décadence de Sèvres. On a voulu continuer la tradition d'élégance précieuse donnée par la Pompadour ; mais l'inspiratrice étant morte, les artistes en cherchant à retrouver la grâce qui venait de cette femme charmante et si personnelle sont tombés dans le mauvais goût.
Et puis des questions pratiques, la nécessité d'obtenir une pâte plus résistante que la pâte tendre et présentant cependant à peu près les mêmes qualités, ont fait remplacer les vrais artistes par les chimistes, pour qui la composition de la matière présentait infiniment plus d'importance que l'élégance de l'ornementation.
La pâte tendre est inimitable comme beauté, comme transparence ; et, cuite à de basses températures, elle peut recevoir les nuances les plus variées.
La pâte dure, cuite à 1800 degrés, n'acceptait jusqu'ici qu'un nombre limité de tons, les couleurs se vitrifiant à la chaleur excessive qu'exige cette porcelaine.
Aujourd'hui, la question semble résolue par l'habile administrateur de la manufacture, M. Lauth. Il a trouvé une pâte intermédiaire, unissant les qualités des deux autres, la solidité et la beauté.
Mais visitons par le commencement le grand établissement national.
On entre d'abord dans le musée. Il présente des échantillons de toutes les porcelaines ou faïences connues ; mais tous ces modèles ne sont pas aussi beaux qu'on le pourrait désirer.
Voici les principales pièces :
Tout au fond de la galerie, on aperçoit une grande faïence émaillée du Xe siècle, une Vierge blanche, de l'école de Luca della Robbia ; puis une remarquable gaine en terre cuite du château d'Oiron (1545–1555).
Viennent ensuite de belles poteries vernissées de Beauvais (1674), un magnifique Urbino du XVIe siècle, un Gubbio signé, un Nevers imité de Palissy et signé Agostino Corado, en 1602, et d'autres fort belles pièces de Nevers.
Le Rouen est représenté par un assez grand nombre de faïences assez jolies et par un beau morceau de la fabrique de Henry : un tuyau de cheminée émaillé, au pied duquel jouent deux gros enfants en terre cuite (vers 1780).
La plus belle pièce de Rouen est une table à ouvrage du XVIIIe siècle.
On rencontre encore un remarquable Moustiers (1729), signé Landès Hyacinthus Raverus ; un retable d'autel de la fabrique de Lille, signé Jacobus Feburier (1716), une assiette polychrome de même provenance, au nom de maître Baligne.
Les poteries dures de la Chine offrent une singulière analogie avec les faïences qu'on produit partout en France en ce moment.
Parmi les Parisiens qui passent l'hiver à Cannes, il n'en est guère qui n'aient visité l'intéressante fabrique de M. Clément Massier, au golfe Juan. Beaucoup de modèles et des tons communs dans ses ateliers ont été jadis obtenus, là-bas, dans cette Chine mystérieuse qui a tout fait, quelques milliers d'ans avant nous.
Mais nous voici dans la partie du musée où sont exposées les pièces de Sèvres. On voit peu d'échantillons de la belle époque. Les particuliers possèdent presque tout ; M. de Rothschild à lui seul détient à peu près la moitié des plus remarquables morceaux connus.
C'est de 1830 à 1840 qu'éclate dans la porcelaine de Sèvres le plus odieux mauvais goût ; et pourtant c'est peut-être dans cette même période qu'on remarque la plus surprenante habileté.
Les praticiens ont toujours été remarquables dans cette fabrique, les artistes y ont souvent fait défaut. La raison en est facile à comprendre.
Les hommes enfermés là-dedans sont des fonctionnaires pourvus d'une place qu'on ne peut leur enlever, rentés, inattaquables, des bureaucrates. Ils ne sont point stimulés par l'émulation du commerce, par la possibilité de gros gains qui fouette l'activité. Ils avancent soit à l'ancienneté, soit au mérite, d'une façon régulière et lente. Quand un dessinateur est médiocre, l'administrateur doit l'employer quand même. Il ne le peut mettre dehors.
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