L’artiste ignore cette morale, ne la comprend pas, la nie. Il marche, les yeux éblouis d’une vision, possédé par ce qu’on appelait jadis l’inspiration, sans s’inquiéter si elle est chaste ou impure. Il produit son œuvre conçue selon ses facultés, il élabore presque inconsciemment ; il est une force, une machine productrice. Et soudain il se sent pris au collet ; il est arrêté, poursuivi, jugé, condamné par des messieurs ignares que pousse toute une armée d’imbéciles qui proclament au nom de leur sottise « que l’art doit moraliser ».
Ne confondons pas, messieurs, l’art de M. Scribe avec l’art de Shakespeare.
Or, en étendant cette laide appellation de pornographe à tous ceux dont les écrits ont blessé la morale courante, on irait loin.
Qui donc alors ne fut pas pornographe parmi nos ancêtres, parmi les plus magnifiques génies qui sont demeurés la gloire des lettres ? Oui, messieurs, si une autre Académie (je ne fais aucune allusion), pour répondre au dictionnaire de Pénélope entrepris par les quarante vieillards au milieu desquels ne serait pas en sûreté, pourtant, la chaste Suzanne ; si une autre Académie, dis-je, s’avisait de commencer aujourd’hui un dictionnaire des pornographes célèbres, quels noms n’y pourrait-elle pas inscrire ?
En prenant à la lettre A, nous trouvons Apulée, Aristophane, etc., et, derrière ceux-là, tous les poètes grecs et tous les poètes latins, Virgile qui chantait les tendresses germinicales :
Formosum pastor Corydon ardebat Alexin,
Ovide, Lucrèce, Juvénal, tous.
Dans notre pays je ne prendrai qu’un nom, le plus fameux. C’est celui du colossal écrivain, du conteur prodigieux, du merveilleux philosophe, et de l’incomparable styliste, de qui découlent toutes les lettres françaises, selon l’expression de Chateaubriand, qui s’y connaissait mieux que messieurs les magistrats. J’ai nommé François Rabelais.
En face de l’Arioste, de Dante, de Cervantes, de Shakespeare, nous n’avons eu qu’un homme aussi grand que les plus grands, en qui s’incarne pour jusqu’à la fin des siècles le génie de l’esprit français et de la langue française, un de ces artistes géants qui suffiraient à la gloire d’un pays : Rabelais. Et il est, celui-là, Français dans les moelles ; il caractérise notre race gaillarde, rieuse, amoureuse, en qui le sang et le propos sont vifs.
Nierez-vous qu’il fut un pornographe ? En France, voyez-vous, nous avons toujours eu la pensée leste et le mot un peu gras. Pourquoi vouloir changer cela ?
Prenez garde d’ailleurs. Il pourrait vous en arriver mal.
Depuis quelques années, vous êtes, messieurs les gouvernants, des pontifes. Nous n’aimons point ce genre qui n’est pas de tradition chez nous.
Notre monarchie ancienne fut souvent bête et maladroite : on le lui a prouvé avec raison. Craignez qu’il vous en arrive autant ; non pour les mêmes causes, mais pour d’autres, plus petites en apparence, bien qu’aussi graves. Ne méconnaissez pas le tempérament de notre race.
Voilà qu’il vous est venu une pudibonderie, une gravité, une sévérité républicaines. Vous voulez une République chaste. Prenez garde de n’avoir qu’une République hypocrite.
Les petits exemples abondent
Jadis nos pères se soulageaient ouvertement au coin des rues, le long des murs, ou bien en de vieux tonneaux qui avaient contenu du vin. Nos mères ne se choquaient point. Maintenant vous avez fait des labyrinthes de ces endroits où l’on accomplit ce que Rabelais ne craignait pas de dire en français. Il ne vous suffisait pas d’avoir une flotte cuirassée, vous avez voulu des Rambuteau blindés.
M. Chouard a dû se frotter les mains.
Aujourd’hui vous songez vaguement à supprimer des mots dans la langue, ne pouvant supprimer les choses dans la nature.
Du moment que la femme existe, c’est pour quelque chose, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ces mystères ? Pourquoi ces voiles ?
S’il est tout simple d’aimer les femmes et de le leur prouver par les moyens connus, pourquoi serait-il défendu de parler de cela sans détours et sans feintes ?
Si vous croyez à Dieu, c’est à lui qu’il faut vous en prendre. Si vous n’y croyez pas, le meilleur moyen serait de faire châtrer les citoyens dès leur naissance. Les hommes ainsi corrigés cesseraient, soyez-en sûrs, ces naturelles plaisanteries qui vous offusquent si fort.
Vous êtes des pontifes, messieurs, et des pontifes ennuyeux, des pontifes sans esprit et sans fantaisie, vous ne savez pas rire. Prenez garde.
Vous dites, la main sur le cœur : « Les vrais artistes n’ont rien à craindre de nous. » Et cependant les vrais artistes vous craignent, car vous avez au fond de l’âme une pensée, et vous travaillez à sa réalisation : vous voulez un art démocratique, un art honnête.
L’art, messieurs, ne vous en déplaise, n’a rien à faire avec tous ces mots. Il est et restera malgré vous aristocrate, sans se soucier le moins du monde de vos croyances.
L’art est aristocrate, c’est là sa force et sa grandeur. Rêver un art populaire est une autre sottise. Plus il s’élève, moins il est compris du nombre, plus il est adoré des quelques-uns capables de le pénétrer.
Ne nous parlez pas de république athénienne, vous qui auriez envoyé Aristophane en police correctionnelle.
Faites des lois contre les vices. Emprisonnez M. de Germiny, cet imitateur de Socrate, de Socrate dont le Chouard s’appelait Alcibiade, dit-on. Quand vous trouverez quelques-unes de ces passions incestueuses dont Louis XV, Chateaubriand et Napoléon nous ont fourni des exemples fameux, à ce qu’affirment les gens compétents, frappez sans merci ; mais laissez-nous rire à notre aise, comme riaient nos pères, et trouver gaies les libres aventures d’amour. Vous regardez le ciel de travers, parce que la plus impérieuse des lois naturelles vous choque, et vous punissez les hommes de la subir.
Chronique
( Le Gaulois , 20 juillet 1882)
Dans un article, dont je lui suis infiniment reconnaissant, malgré ses réserves, M. Francisque Sarcey soulève à mon sujet plusieurs questions littéraires. J’aurais préféré répondre aux théories de l’éminent critique sans avoir été nommé, pour n’avoir point l’air de plaider ma propre cause ; car j’estime qu’un écrivain n’a jamais le droit de prendre la parole pour un fait personnel : mais, dans le cas présent, la discussion passe bien au-dessus de ma tête.
M. Sarcey a écrit :
« Voici, ce me semble, que nous sommes descendus plus bas. Ce n’est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre, ils marquent je ne sais quel goût étrange pour la prostituée… »
Et plus loin :
« A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d’intérêt ? Ces âmes dégradées ne sont plus capables que d’un très petit nombre de sentiments qui tiennent tous de l’animalité. »
M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me semble-t-il. Depuis que la littérature existe les écrivains ont toujours énergiquement réclamé la liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets. Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d’autres, se sont justement irrités de la prétention des critiques d’imposer un genre aux romanciers.
Autant reprocher aux prosateurs de ne point faire de vers, aux idéalistes de n’être point réalistes, etc.
L’écrivain est et doit rester seul maître, seul juge de ce qu’il se sent capable d’écrire. Mais il appartient aux critiques, aux confrères, au public, d’apprécier s’il a accompli bien ou mal l’œuvre qu’il s’était imposée. Il n’est justiciable du lecteur que pour l’exécution.
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