L’accusé dit :
— Je n’en ai pas. Les jeunes sont bêtes comme des oies, et les vieux encore davantage. L’art ! L’art dramatique se meurt ! L’art dramatique est mort ! Et puis vous m’avez flanqué un sale théâtre dans un quartier de grippe-sous ; autant diriger une scène lyrique dans la plaine de Pantin. Les auteurs qu’on croit bons eux-mêmes n’attirent personne ici. Les pièces à succès ne font pas vingt centimes ! Tenez. Voici mes livres : la dernière pièce, le grand triomphe de la maison, a rapporté 3,25 francs à chacun des auteurs. Et vous venez encore m’embêter avec votre subvention ? Quant aux jeunes ! Ah ! C’est du propre ! Parlons-en ! On les joue deux fois tout au plus…
Un membre l’interrompit
— C’est que vous ne savez pas les trouver.
Le directeur répliqua :
— Montrez-m’en, vous !
Le membre chercha dans sa mémoire :
— Mais il me semble avoir entendu parler d’un certain Dumas fils dont j’ai connu le père vers 1825 ; et qu’on dit n’être pas sans mérite…
Mais le président toussa, et, se tournant vers l’accusé n° 2 :
— Vous, monsieur, vous êtes à la tête d’une superbe bâtisse sur le front de laquelle nous avons fait écrire : Académie nationale de musique. Que faites-vous là-dedans ?
L’accusé, très troublé, larmoyant, balbutia :
— Mais, mon président, je fais… je fais… de la musique…
Le président roula des yeux et répliqua :
— De la mauvaise, monsieur, de la mauvaise ; tout le monde s’en plaint.
L’accusé bégaya
— On fait ce qu’on peut, mon président.
Le haut personnage reprit :
— Vous n’engagez jamais les grands artistes ! Vous n’avez que des rogatons ! Vous ne jouez jamais de jeunes, non jamais, monsieur. Expliquez-vous ?
Cette fois, le prévenu pleurait tout à fait.
— Mon président, dit-il, j’ peux pas, l’bâtiment me ruine. C’t Académie, voyez-vous, c’est ma perte. L’entretien mange tout, subvention et bénéfices, tout. Je paie un frotteur vingt mille francs. Alors, qu’est-ce que je fais, mon président ? Je prends des artistes à tout faire, comme les bonnes dans les ménages pauvres. Je choisis des ténors qui ont été valets de pied, des barytons qui ont débuté palefreniers, des chanteuses qui ont commencé femmes de chambre ; des fils et des filles de concierge autant que possible à cause de l’escalier ; ils l’entretiennent. Et, comme ça, je peux les employer toute la journée ; dans le jour, ils nettoient ; et le soir, ils vocalisent. Vous voyez, c’est pas bête.
" Les étoiles, c’est ruineux ; et, au fond, ça ne sert à rien, vous savez. J’en ai deux ou trois parce qu’il en faut ; je les montre. C’est comme les gros bocaux des pharmaciens. Ils jettent sur le trottoir une grande lumière, rouge ou verte, mais c’est de la réclame, pas autre chose. Savez-vous ce qu’il me faut, à moi ? C’est des jambes. Oui, mon président, des jambes de danseuses. Voilà de l’art. J’avais des danseuses très savantes, très fortes, des académiciennes de la danse ; je les ai flanquées dehors, et j’ai pris des jambes. Ça saute, ça se trémousse, ça vous allume toute la salle ; et ça me fait des recettes, oh ! Mais des recettes… Quand je dis des recettes, c’est par comparaison ; car je ne gagne rien, non, rien de rien ; je ne crois même pas que je puisse continuer comme ça. Mais, voyez-vous, mon président, croyez-moi pour l’abonnement, il faut de la danse, et de la danse avec des jambes ; du chant, le moins possible. »
La commission tout entière faisait une tête indignée. Les regards tournoyaient, des hum ! menaçants sortaient des gorges, quand le président attaqua le prévenu numéro trois.
— Vous, monsieur, vous avez un théâtre classé parmi les monuments historiques, la maison de Molière ! Qu’en faites-vous ? Que jouez-vous ? Quel est votre idéal ? En avez-vous un seulement ?
L’accusé, très humble, avec un air de sainte Nitouche, l’œil baissé, la face narquoise, les mains croisées, commença :
— Monsieur le président, messieurs les membres de la commission, nous tous, vous les premiers, nous nous sommes trompés jusqu’ici sur le rôle que doit jouer le Théâtre-Français ! C’est le Louvre de l’art dramatique : l’Odéon en est le Luxembourg. — J’en cherche en vain le palais de l’Industrie, le vulgaire Salon. — Vous me dites : " Jouez des jeunes. " — Mais songez-vous à ce que serait sur nos planches un insuccès ! Quel désastre ! Quelle honte !.. Pouvons-nous engager la maison de Molière dans une pareille aventure ? Nous sommes le Louvre, vous dis-je, le Panthéon des auteurs. Us meilleurs parmi les bons échouent quelquefois. Voyez ce qui m’est arrivé avec la Princesse de Bagdad. On a sifflé, messieurs !
« Eh bien, si cette pièce eût été d’un jeune, de M. Vast-Ricouard, par exemple (bien qu’il soit deux), on nous aurait jeté des trognons de pomme, tout comme sur la scène de mon honorable confrère, M. Ballande. Comprenez donc, messieurs : nous ne savons jamais, nous autres, si une pièce est bonne ou mauvaise. Comment le saurions-nous ? Quand le publie a jugé, par exemple, nous le savons. — Alors, que faire ? Créer un Salon, une exposition permanente de jeunes, un troisième Théâtre-Français, exécuter l’idée de M. Ballande, enfin. Là, ils se produiront, ces jeunes ; le public jugera ; je choisirai ensuite les meilleurs ; l’Odéon prendra les médiocres, et tout sera parfait.
« Je vous demanderai seulement la permission d’augmenter un peu mes places, afin que l’élévation de mes prix force le public à aller quelquefois à ce nouveau théâtre, et que ma concurrence ne soit pas pour lui désastreuse. »
Toute la commission dit :
— Bravo !
Le président appuya :
— Oh ! Très fortement raisonné.
Alors on délibéra, et à l’unanimité cette proposition fut adoptée.
Alors un vieux monsieur se leva et prit la parole.
— La mesure d’augmentation des places qu’on vient de nous soumettre, dit-il, me paraît tellement sage, que je proposerai de l’étendre. Les trois théâtres subventionnés appartiennent à l’État. Ce sont, en somme, des académies destinées à l’instruction de tous. Or, on paye les places, et on les paye très cher ; et on y gagne de l’argent. Pourquoi donc cet excellent mode de procéder ne serait-il pas étendu à toutes les institutions analogues : aux cours du collège de France, par exemple, aux musées et aux bibliothèques publiques ? Voici, entre autres, un professeur, M. Caro, dont les leçons font courir toutes les personnes du sexe ; eh bien, si on mettait à dix francs chaque place de son cours, on y réaliserait un bénéfice considérable. Ceux qui ont moins de succès, les professeurs de dialectes orientaux, seraient cotés un peu plus bas, pour ne pas les décourager. Quant aux musées et aux bibliothèques, ils formeraient une ressource excellente. Du moment qu’on paye la nourriture du corps, pourquoi ne paierait-on pas celle de l’esprit ?
Un grand mouvement d’assentiment se fit dans le sein de la commission ; et ce projet fut renvoyé à une sous-commission pour être étudié minutieusement.
Que conclure ?
Que le patronage de l’État est et sera toujours funeste à l’art ! Qu’il n’enfantera jamais que des trafics, agiotages commerciaux et le reste.
Voyez les peintres. Ils sont peut-être vingt qui ont un vrai talent. Mais l’État a établi un concours ; il les classe, les catalogue, leur donne des prix et des accessits ; et immédiatement une noble émulation a saisi tous les collégiens du pinceau. Un peuple d’élèves peintres est né, d’où ne sort pas un vrai maître ; mais ils peignent, brossent, colorient à mort pour obtenir quelque médaille décernée cérémonieusement par les chefs de bureau de la peinture.
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