L’autre côté de la garde représente deux feuilles mortes, qui tournoient dans un ciel d’hiver, par un clair de lune, seules dans l’immensité.
Il y a, dans ces paysages subtils, des nuances d’intentions à peine sensibles, toute une foule de songeries, comme une vapeur de rêve.
A côté de la pièce où sont exposées ces merveilles s’en trouve une autre, un chef-d’œuvre de couleur. Je n’en tenterai pas la description ; mais je dirai sa singulière destination. C’est, pour l’écrivain, un « moyen d’inspiration », le cabinet d’excitation cérébrale.
Quand il veut travailler, il s’enferme là-dedans, il se grise avec l’art visible de ce lieu ; il le respire, s’en imprègne ; puis, quand il se sent à point, suffisamment brûlant, il retourne s’asseoir à sa table. Il voudrait écrire là qu’il ne le pourrait pas, tant ses yeux seraient sans cesse distraits par le spectacle des murailles.
Le rez-de-chaussée est le domaine du XVIIIe siècle. Cette collection est unique. On se rappelle d’ailleurs les admirables dessins qu’il avait prêtés à l’exposition d’Alsace-Lorraine. Voici Watteau, ce maître parmi lu plus grands, Boucher, Fragonard, Chardin. Une garniture de cheminée inestimable, de Clodion.
La salle à manger est tendue d’adorables tapisseries pleines de belles dames à panier ; une ivresse pour les yeux.
Et que d’autres choses encore !
On lit cette pensée dans ce superbe livre qui a titre Idées et Sensations :
« Il y a des collections d’objets d’art qui ne mont ni une passion, ni un goût, ni une intelligence, rien la victoire brutale de la richesse. »
La collection amassée par Edmond et Jules Goncourt est, au contraire, une victoire de la passion du goût et de l’intelligence.
Quand les deux frères vinrent à Paris, ils avaient modeste fortune avec laquelle d’autres n’auraient su vivre, et avec laquelle ils surent acheter des objets inappréciés encore, et bientôt inestimables.
Ils se reposaient d’écrire en fouillant les boutiques, feuilletant les amas de dessins inexplorés que certains marchands d’estampes gardaient en leurs greniers. Avec un flair infaillible, ils trouvaient les croquis des maîtres et les emportaient comme des trésors. Pour eux, aucune des satisfactions communes de la vie, pas de plaisirs, pas de passion. Le BIBELOT les tenait ; et quand ils avaient acheté quelque morceau important, quand la fièvre de posséder les avait envahis pendant un mois ou deux, que la bourse était vide et l’argent à toucher éloigné, ils disparaissaient tous les deux, cachés, ensevelis dans quelque auberge de campagne où ils vivaient humblement, chichement, avec l’espoir des achats à venir.
Cette passion a été leur force, leur refuge, consolation dans la vie qui leur fut amère si longtemps.
L’un d’eux a succombé dans la lutte ardente contre le public, qui niait leur grand talent, ne comprenait pas, les raillait. Et voilà que l’autre, celui qui restait, s’est vu tout à coup admiré, acclamé, salué maître.
Elles sont fréquentes, ces injustices, ces férocités inconscientes de la foule. Balzac a dit : « Ce public parisien, chez qui la raillerie remplace ordinairement la compréhension… » — Ce mot est d’une surprenante justesse. Quand la foule ne comprend pas, elle méprise ; et comme elle ne comprend jamais ceux qui viennent trop tôt, les initiateurs ainsi que les Goncourt, il faut que ces hommes-là soient morts pour qu’on consente à les saluer. Edmond de Goncourt, pourtant, a vu son heure arriver. On a compris enfin cet art raffiné, subtil, tout en nerfs, saisissant les nuances des nuances, les délicatesses infinies, les souffrances des choses.
Son frère et lui sont des fouilleurs : des fouilleurs du passé, et des fouilleurs de la vie, et des fouilleurs de la langue. Ils ont trouvé partout, dans le passé, dans la vie, dans la langue, des richesses qu’on ne connaissait pas.
Son frère mort, Edmond de Goncourt a continué l’œuvre. Il travaille sans cesse pour échapper à l’existence, comme il le dit, comme il l’a écrit : « L’horreur de l’homme pour la réalité lui a fait trouver ces trois échappatoires : l’ivresse, l’amour, le travail. »
Après le livre qui paraît aujourd’hui, il se remettra au roman, au roman qui fait tout oublier, qui emporte l’écrivain dans la fiction, l’y roule, l’y berce, le séparant de la terre et le faisant vivre en un monde à lui, façonné par lui, illuminé d’art, le monde idéal des créateurs.
Au muséum d’histoire naturelle
( Le Gaulois , 23 mars 1881)
Dans notre mémoire, ce magasin d’antiquités des sensations et des idées, nous retrouvons parfois, tout à coup, un vieux souvenir oublié, qui nous fait revivre en une seconde toute une période lointaine de notre existence.
En me levant l’autre jour, j’ai eu une de ces visions d’autrefois, un de ces revenez-y de la première jeunesse, qui m’a jeté au cœur un irrésistible besoin de revoir là-bas, là-bas, ce bon Jardin des Plantes que j’aimais tant quand j’avais dix ou douze ans.
Et je partis, à pied.
Après avoir longé les quais, j’entrai par la porte en face du pont. Mais je m’arrêtai surpris en apercevant, au milieu de cet antique domaine des bêtes exilées, un vrai palais presque achevé, une grande construction blanche, de noble allure, élégante et simple.
J’allais interroger quelque gardien, quand je vis venir à ma rencontre un de mes meilleurs amis, M. Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle, héritier, par conséquent, de la chaire du grand Cuvier. C’était donc un des maîtres de la maison scientifique où j’entrais. Je pris son bras, et nous commençâmes ensemble un vrai voyage à travers ces curieuses galeries qui renferment les mystères de la vie.
— D’abord, mon cher, quel est cet édifice tout neuf ?
J’appris par lui que j’avais devant les yeux le nouveau Muséum. Tous les anciens bâtiments tombent en ruine, sont devenus insuffisants. Et en a construit, pour les remplacer, cet élégant palais où les collections tiendront à l’aise et pourront être visitées du public sans qu’on ait à traverser vingt fois le jardin, comme aujourd’hui.
Je ne m’arrêterai guère sur les parties de ma promenade que tout le monde peut faire. Il me sembla que j’accomplissais un pèlerinage en ces lieux où j’étais venu si souvent dans mon enfance ; et les détails que me donnait mon savant compagnon étaient comme des révélations sur les dessous inconnus de l’Être.
Je revis les bêtes féroces, nos frères les singes, de petits animaux aux noms barbares, mais d’une grâce attendrissante, et la plus belle collection d’antilopes qui soit en aucun jardin zoologique. Une famille surtout me retint longtemps arrêté : les trois animaux, le mâle et deux femelles, d’un blond presque blanc qui semble tourner au rose, frêles des jambes, musclés des cuisses, râblés de la croupe, avec des têtes de biches aux grands yeux noirs, surmontées d’une paire de cornes démesurées pareilles à de longs roseaux courbes, couraient par gambades bondissantes, d’une élégance inoubliable.
Dans la rotonde aux éléphants, un jeune rhinocéros devint mon ami.
Il passait entre deux poutres de bois sa longue tête de monstre mal fait, pareille à un cap terminé par un phare, tandis que ses yeux, trop bas, avaient l’air de dégringoler dans sa mâchoire. Je caressais cette figure difforme et bon enfant, quand un gardien vint causer avec nous et m’apprit que l’autre jour, pendant qu’il nettoyait la maison de son pensionnaire, celui-ci, par farce peut-être, ou seulement par gentillesse, l’avait, d’un seul coup de son nez montagneux, lancé, comme une balle dans l’espace.
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