LE DOMESTIQUE
Que Monsieur et Madame soient tranquilles, ils trouveront tout en ordre.
Il disparaît.
LÉON, à sa tante
Tenez ! regardez-les, sont-ils gentils tous les deux !
SCENE IV
LES MÊMES, plus JEAN et GILBERTE
JEAN, à Mme de Ronchard, s’avançant vers elle
Savez-vous de quoi nous parlions tout à l’heure, Madame ? Nous parlions de vous ?
LÉON, à part
Hum ! Hum !
JEAN
Oui, je disais que je ne vous avais pas encore fait mon cadeau de noces, parce que cela m’a demandé beaucoup de réflexion.
MADAME DE RONCHARD, sèche
Mais Gilberte m’en a fait un très beau pour vous deux, Monsieur.
JEAN
Ça ne suffit pas. Moi, j’ai cherché quelque chose qui fût particulièrement agréable à vos goûts… Savez-vous ce que j’ai trouvé ? C’est bien simple. Je vous prie, Madame, de vouloir bien accepter ce porte-feuille qui contient quelques billets pour vos toutous abandonnés. Vous pourrez établir dans votre asile quelques niches supplémentaires, et vous me permettrez seulement d’aller caresser de temps en temps ces pensionnaires nouveaux, à la condition que vous ne choisirez pas les plus méchants pour moi.
MADAME DE RONCHARD, flattée dans sa manie
Mais… merci bien, Monsieur. C’est gentil de penser à mes pauvres bêtes.
LÉON, bas à l’oreille de Jean
Diplomate, va !
JEAN
Rien d’étonnant, Madame. J’ai pour les bêtes beaucoup d’amical instinct. Ce sont les frères sacrifiés de l’homme, ses esclaves et sa nourriture, les vrais martyrs de cette terre.
MADAME DE RONCHARD
Ce que vous dites là est fort juste, Monsieur. J’y ai souvent songé. Oh ! les pauvres chevaux, battus par les cochers dans les rues !
LÉON, avec emphase
Et le gibier, ma tante, le gibier affolé, tombant sous le plomb de tous les côtés, fuyant éperdu devant ces horribles massacres… pan ! pan ! pan !
MADAME DE RONCHARD
Ne parle pas de ça… On en frémit… C’est épouvantable !
JEAN, allant à Gilberte
Épouvantable !
LÉON, après un temps, gaiement
Oui… mais c’est bon à manger !..
MADAME DE RONCHARD
Tu es sans pitié !
LÉON, à voix basse, à sa tante
Sans pitié pour les bêtes, peut-être ; mais vous, vous l’êtes pour les gens.
MADAME DE RONCHARD, de même
Qu’entends-tu par là ?
LÉON, de même, lui montrant Jean et Gilberte qui se sont assis sur le canapé, à droite
Croyez-vous que votre présence leur soit agréable, ce soir, à tous les deux ? (Lui prenant le bras.) Papa a certainement fini de fumer… Allez un peu dans la salle de billard.
MADAME DE RONCHARD
Et toi ?
LÉON
Moi, je descends au rez-de-chaussée, dans mon cabinet de travail… et je remonte aussitôt après.
MADAME DE RONCHARD, ironique
Ton cabinet de travail… c’est ton atelier à toi, hein, polisson ?… Les clientes ?
LÉON, pudique
Ah ! ma tante… chez nous on ne se déshabille pas. (A part.) Hélas !.. (Sortant par la droite, en bénissant les deux jeunes gens.) Enfants, je vous bénis !
Mme de Ronchard sort en même temps par le fond.
SCENE V
JEAN, GILBERTE, assis sur le canapé, à droite.
JEAN
Oui, oui, vous êtes bien ma femme, mademoiselle.
GILBERTE
Mademoiselle ?
JEAN
Oh ! pardon. Tiens, je ne sais comment vous nommer.
GILBERTE
Dites Gilberte, ça n’a rien de choquant.
JEAN
Gilberte ! Enfin, enfin, enfin, vous êtes ma femme.
GILBERTE
En vérité, ce n’est pas sans peine.
JEAN
Ah ! quelle mignonne et énergique créature vous êtes ! Comme vous avez lutté contre votre père, contre votre tante ! C’est par vous, grâce à vous, que nous sommes l’un à l’autre ; merci de tout mon cœur… qui vous appartient.
GILBERTE
J’ai eu confiance en vous, voilà tout.
JEAN
Rien que de la confiance ?
GILBERTE
Vous êtes fat. Vous me plaisiez aussi, et vous le saviez bien… Si vous ne m’aviez pas plu, ma confiance devenait inutile. On plaît d’abord ; sans ça, rien à tenter, Monsieur…
JEAN
Dites Jean… comme j’ai dit Gilberte.
GILBERTE, hésitante
Ce n’est pas la même chose… Il me semble… cependant… Non ! je ne pourrais pas.
Elle se lève et passe à gauche.
JEAN, se levant à son tour
Comme je vous aime ! Je ne suis pas un emballé, je vous le jure ; je suis un homme qui vous aime, parce que j’ai découvert en vous des mérites inappréciables. Vous êtes une perfection douée d’autant de raison que de sentiment. Et votre sentiment ne ressemble en rien à la sentimentalité ordinaire des femmes. C’est cette grande et belle faculté d’attendrissement qui caractérise les nobles âmes et qu’on ne rencontre plus guère dans le monde. Et puis vous êtes jolie, très jolie, très gracieuse, d’une grâce spéciale, et j’adore la beauté, moi qui suis peintre… Et puis, avant tout, vous me séduisez… jusqu’à avoir effacé le reste du monde de ma pensée et de mes yeux.
GILBERTE
Cela me fait beaucoup de plaisir de vous entendre ; cependant, je vous prie de n’en pas dire davantage, car cela me gêne aussi un peu. Je sais bien pourtant, car je prévois à peu près tout, qu’il faut profiter d’aujourd’hui pour savourer toutes ces choses ; ce sont là encore des paroles tremblantes de fiancé. Celles de plus tard seront délicieuses aussi peut-être, quand on s’exprime comme vous, et quand on aime comme vous paraissez m’aimer. Mais elles seront différentes.
JEAN
Oh !
GILBERTE, s’asseyant sur le tabouret devant la table
Parlez encore.
JEAN
Ce qui m’a entraîné vers vous, c’est cette harmonie mystérieuse de la forme de votre être et de sa nature intime. Vous rappelez-vous ma première entrée dans cette maison
GILBERTE
Oui, très bien. C’est mon frère qui vous a amené dîner. Je crois même que vous avez fait quelque résistance.
JEAN, riant
Est-il peu sûr, votre indiscret de frère ! Ah ! il vous a avoué cela… Je suis confus tout de même qu’il vous l’ait dit. J’en conviens, j’ai fait quelque résistance. J’étais un artiste accoutumé à notre société particulière, vivante et bruyante, libre de propos, et je fus un peu inquiet à l’idée de pénétrer dans un intérieur sérieux comme le vôtre, un intérieur à magistrats et à jeunes filles. Mais j’aime tant votre frère, je le trouve si imprévu, si gai, si sagement ironique et perspicace sous sa trompeuse légèreté, que je le suivais partout, et je l’ai suivi chez vous. Et je l’en ai bien remercié, allez ! Quand je suis entré dans ce salon où votre famille se tenait, vous disposiez en un vase de Chine des fleurs qu’on venait d’apporter ; vous en souvenez-vous ?
GILBERTE
Oui, certainement.
JEAN
Votre père me parla de mon oncle Martinel, qu’il avait connu autrefois. Ce fut un trait d’union entre nous. Mais tout en causant, je vous regardais arranger vos fleurs.
GILBERTE, souriant
Vous me regardiez même trop pour une première fois.
JEAN
Je vous regardais en artiste, et j’admirais, vous trouvant délicieuse de figure, de tournure et de geste. Et puis, pendant six mois, je suis revenu souvent dans cette maison où votre frère m’invitait et où votre présence me rappelait. J’ai senti voue charme à la façon d’un aimant. C’était une attraction incompréhensible m’appelant vers vous sans cesse. (Il s’assied près d’elle à droite de la table.) Alors, une idée confuse, celle que vous pourriez un jour devenir ma femme, s’est glissée en mon esprit, et j’ai fait se renouer des relations entre votre père et mon oncle. Les deux hommes sont devenus amis. N’avez-vous rien compris de mes manœuvres ?
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