MADAME DE SALLUS
Je ne puis plus vivre pris de lui. C’est impossible. Il me torture.
JACQUES DE RANDOL
Votre mari ?
MADAME DE SALLUS
Oui, mon mari.
JACQUES DE RANDOL
Qu’a-t-il fait ?
MADAME DE SALLUS
Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.
JACQUES DE RANDOL
A mon sujet ?
MADAME DE SALLUS
Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.
JACQUES DE RANDOL
Comment ?
MADAME DE SALLUS
Il avait interrogé un domestique.
JACQUES DE RANDOL
Rien de plus ?
MADAME DE SALLUS
Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente… trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.
JACQUES DE RANDOL
Qu’avez-vous fait ?
MADAME DE SALLUS
J’ai tâché de le blesser de telle sorte qu’il s’éloignât de moi pour toujours.
JACQUES DE RANDOL
Vous n’avez point réussi, n’est-ce pas ?
MADAME DE SALLUS
Non.
JACQUES DE RANDOL
Ça ne réussit jamais, ces moyens-là, au contraire ; ça rapproche.
MADAME DE SALLUS
Le lendemain, pendant tout le déjeuner, il avait l’air méchant, excité, sournois. Puis, au moment de se lever de table, il m’a dit : « Je n’oublierai point votre procédé d’hier, et je ne vous le laisserai pas oublier non plus. Vous voulez la guerre, ce sera la guerre. Mais je vous préviens que je vous dompterai, car je suis le maître. » Je lui ai répondu : « Soit. Mais, si vous me poussez à bout, prenez garde… Il ne faut pas jouer avec les femmes… »
JACQUES DE RANDOL
Il ne faut surtout pas jouer ce jeu-là avec sa femme… Et il a répondu ?
MADAME DE SALLUS
Il n’a pas répondu, il m’a brutalisée.
JACQUES DE RANDOL
Comment ? il vous a frappée ?
MADAME DE SALLUS
Oui et non. Il m’a brutalisée, étreinte, meurtrie. J’en ai gardé des noirs tout le long des bras. Mais il ne m’a point frappée.
JACQUES DE RANDOL
Alors, qu’a-t-il fait ?
MADAME DE SALLUS
Il m’embrassait, en cherchant à maîtriser ma résistance.
JACQUES DE RANDOL
C’est tout ?…
MADAME DE SALLUS
Comment, c’est tout ?… Vous trouvez que ce n’est pas assez… vous ?
JACQUES DE RANDOL
Vous ne me comprenez pas : je voulais savoir s’il vous avait battue.
MADAME DE SALLUS
Eh ! non ! ce n’est pas cela que je crains de lui ! J’ai pu heureusement atteindre la sonnette.
JACQUES DE RANDOL
Vous avez sonné ?
MADAME DE SALLUS
Oui.
JACQUES DE RANDOL
Oh ! par exemple !.. Et quand le domestique est venu, vous l’avez prié de reconduire votre mari ?
MADAME DE SALLUS
Vous trouvez cela plaisant ?
JACQUES DE RANDOL
Non, ma chère amie, cela me désole, mais je ne puis m’empêcher de juger la situation originale. Pardonnez-moi… Et après ?
MADAME DE SALLUS
J’ai demandé ma voiture. Alors, aussitôt après le départ de Joseph, il m’a dit, avec cet air arrogant que vous lui connaissez : « Aujourd’hui ou demain, peu m’importe !.. »
JACQUES DE RANDOL
Et ?…
MADAME DE SALLUS
C’est presque tout.
JACQUES DE RANDOL
Presque ?…
MADAME DE SALLUS
Oui, car je me barricade chez moi à présent, dès que je l’entends rentrer.
JACQUES DE RANDOL
Vous ne l’avez pas revu ?
MADAME DE SALLUS
Oui, plusieurs fois… mais quelques instants, chaque fois, seulement.
JACQUES DE RANDOL
Que vous a-t-il dit ?
MADAME DE SALLUS
Presque rien. Il ricane ou il demande avec insolence : « Êtes-vous moins farouche, aujourd’hui ? » Enfin, hier soir, à table, il a apporté un petit livre qu’il s’est mis à lire pendant le dîner. Comme je ne voulais pas paraître gênée ou anxieuse, j’ai dit : « Vous prenez décidément envers moi des habitudes d’exquise courtoisie. » Il sourit. « Lesquelles ? » — « Vous choisissez, pour lire, les instants où nous sommes ensemble. » Il répondit : « Mon Dieu, c’est votre faute, puisque vous ne me permettez pas autre chose. Ce petit livre est d’ailleurs fort intéressant : il s’appelle le Code ! Voulez-vous me permettre de vous en faire connaître quelques articles qui vous plairont certainement ? » Alors il m’a lu la loi, tout ce qui concerne le mariage, les devoirs de la femme et les droits du mari ; puis il m’a regardée, bien en face, en demandant : « Avez-vous compris ? » J’ai répondu sur le même ton : « Oui, trop : je viens de comprendre enfin quelle espèce d’homme j’ai épousé ! » Puis je suis sortie, et je ne l’ai plus revu.
JACQUES DE RANDOL
Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?
MADAME DE SALLUS
Non : il a déjeuné dehors. Alors, moi, j’ai songé, et je suis décidée à ne plus me trouver en face de lui.
JACQUES DE RANDOL
Êtes-vous sûre qu’il n’y ait pas là-dedans beaucoup de colère, de vanité froissée par votre attitude, beaucoup de bravade et de dépit ? Peut-être sera-t-il très gentil tout à l’heure. Il a passé sa soirée d’hier à l’Opéra. La Santelli a eu un gros succès dans Mahomet, et je crois qu’elle l’a invité à souper. Or, si le souper a été de son goût, peut-être est-il à présent d’une humeur charmante.
MADAME DE SALLUS
Oh ! que vous êtes irritant !.. Comprenez donc que je suis au pouvoir de cet homme, que je lui appartiens, plus que son valet et même que son chien, car il a sur moi des droits ignobles. Le Code, votre code de sauvages, me livre à lui sans défense, sans révolte possible : sauf me tuer, il peut tout. Comprenez-vous cela, vous ? comprenez-vous l’horreur de ce droit ?… Sauf me tuer, il peut tout !.. Et il a la force, la force et la police pour tout exiger !.. et moi, je n’ai pas un moyen d’échapper à cet homme que je méprise et que je hais ! Oui, voilà votre loi !.. Il m’a prise, épousée, puis délaissée. Moi, j’ai le droit moral, le droit absolu de le haïr. Eh bien ! malgré cette haine légitime, malgré le dégoût, l’horreur que doit m’inspirer à présent ce mari qui m’a dédaignée, trompée, qui a couru, sous mes yeux, de fille en fille, il peut à son gré exiger de moi un honteux, un infâme abandon !.. Je n’ai pas le droit de me cacher, car je n’ai pas le droit d’avoir une clef qui ferme ma porte. Tout est à lui : la clef, la porte et la femme !.. Mais c’est monstrueux, cela ! N’être plus maître de soi, n’avoir plus la liberté sacrée de préserver sa chair de pareilles souillures ; ne voilà-t-il pas la plus abominable loi que vous ayez établie, vous autres ?
JACQUES DE RANDOL
Oh ! je comprends bien ce que vous devez souffrir, mais je ne vois point de remède. Aucun magistrat ne peut vous protéger ; aucun texte ne peut vous garantir.
MADAME DE SALLUS
Je le sais bien. Mais quand on n’a plus ni père ni mère, quand la police est contre vous et quand on n’accepte pas les transactions dégradantes dont s’accommodent la plupart des femmes, il y a toujours un moyen.
JACQUES DE RANDOL
Lequel ?
MADAME DE SALLUS
Quitter la maison.
JACQUES DE RANDOL
Vous voulez ?…
MADAME DE SALLUS
M’enfuir.
JACQUES DE RANDOL
Seule ?
MADAME DE SALLUS
Non, avec vous.
JACQUES DE RANDOL
Avec moi ! Y songez-vous ?
MADAME DE SALLUS
Oui. Tant mieux. Le scandale empêchera qu’il me reprenne. Je suis brave. Il me force au déshonneur, il sera complet, éclatant, tant pis pour lui, tant pis pour moi !
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