Cela signifiait qu'il avait torturé quelqu'un. Était-ce vraiment le seul moyen que connaissait son fils pour faire avancer les choses ?
“Je crois que la fille que Kirkus recherche est la sœur de Sophia”, dit Rupert. “Certains des survivants de la Maison des Oubliés ont parlé de deux sœurs, dont l'une essayait de sauver l'autre.”
Deux sœurs. La Douairière déglutit. Oui, ça correspondait, n'est-ce pas ? Ses informations avaient surtout concerné Sophia mais, si l'autre était en vie elle aussi, elle pourrait être tout aussi dangereuse, sinon plus, d'après ce qu'elle avait réussi à faire jusqu'ici.
“Merci, Kirkus”, réussit-elle à dire. “Je vais m'occuper de cette situation. Laisse-moi en discuter avec mon fils, je te prie.”
Quand il entendit son ton péremptoire, l'homme s'en alla sans plus attendre. La reine essaya de réfléchir à la question. Ce qu'il fallait faire était évident. La question, c'était tout simplement de trouver comment le faire. Elle réfléchit un moment … oui, ça pourrait fonctionner.
“Alors”, dit Rupert, “voulez-vous que je tue aussi la sœur ? J'imagine que nous devons éviter qu'une créature de ce genre cherche à se venger.”
Bien sûr, il s'imaginait qu'il ne s'agissait que de ça. Il ne connaissait ni le vrai danger que représentaient les deux filles ni les problèmes qui pourraient s'ensuivre si quelqu'un découvrait la vérité.
“Que proposes-tu de faire ?” dit la Douairière. “Arriver avec ton régiment et attaquer celui de Peter Cranston ? Si tu fais ça, je perdrai probablement un fils, Rupert.”
“Vous pensez qu'ils sont trop forts pour moi ?” répliqua-t-il.
La Douairière écarta la question d'un revers de la main. “Je pense qu'il existe une façon plus simple de s'y prendre. Comme la Nouvelle Armée rassemble ses forces, nous n'avons qu'à envoyer le régiment de Lord Cranston l'affronter. Si je choisis bien la bataille, nos ennemis subiront des pertes et, en même temps, la fille mourra et elle ne sera qu'une tombe sans nom de plus dans cette guerre.”
Rupert la regarda alors avec un genre d'admiration. “Eh bien, Mère, je ne savais pas que vous pouviez être aussi machiavélique.”
Effectivement, il ne le savait pas parce qu'il n'avait pas vu les choses qu'elle avait faites pour conserver le peu de pouvoir qu'il lui restait. Il s'était battu contre des rebelles mais il n'avait vu ni les guerres civiles ni les choses qu'il avait été nécessaire de faire quand elles s'étaient terminées. Rupert s'imaginait probablement qu'il était un homme sans limite mais la Douairière avait découvert à la dure qu'elle ferait tout ce qu'il faudrait pour que sa famille conserve le trône.
De toute façon, ce n'était pas la peine de penser à cela. Tout serait bientôt fini. Sebastian serait de retour dans le giron familial, Rupert aurait vengé son humiliation et les deux filles qui auraient dû avoir péri longtemps auparavant se retrouveraient six pieds sous terre sans laisser de trace.
“C'est une mise à l'épreuve”, se murmurait Kate à elle-même en traquant sa victime. “C'est une mise à l'épreuve.”
Elle se le répétait tout le temps, peut-être en espérant que la répétition en ferait une réalité, peut-être parce que c'était le seul moyen de continuer à surveiller Gertrude Illiard. Kate restait dans l'obscurité pendant que la jeune femme s'asseyait sur le balcon de sa maison pour y prendre son petit-déjeuner. Kate se glissait silencieusement dans la foule citadine pendant que la fille du marchand visitait les premiers marchés de la journée avec ses amies.
Pour protéger sa propriété et sa fille, Savis Illiard avait des chiens et des gardes mais les gardes étaient à leur poste depuis trop longtemps et se fiaient à leurs chiens, que Kate calmait facilement grâce à son pouvoir télépathique.
Kate regardait la femme qu'elle était censée tuer et, en vérité, elle aurait déjà pu le faire une dizaine de fois. Elle aurait pu courir dans la foule et lui glisser un couteau entre les côtes. Elle aurait pu tirer un carreau d'arbalète ou même jeter une pierre avec une force meurtrière. Elle aurait même pu profiter de l'environnement de la ville, faire peur à un cheval au mauvais moment ou couper la corde qui retenait un tonneau pendant que sa cible passait au-dessous.
Kate ne faisait aucune de ces choses. Elle se contentait de regarder Gertrude Illiard.
Cela aurait été plus facile si la fille du marchand avait été quelqu'un de visiblement maléfique. Si elle avait frappé les domestiques de son père par mauvaise humeur, ou si elle avait traité les gens de la ville comme des moins-que-rien, Kate aurait peut-être pu considérer qu'elle n'était pas si différente des bonnes sœurs qui l'avaient tourmentée ou des gens qui l'avaient regardée d'un air méprisant dans la rue. En fait, elle avait le type de gentillesse qu'ont les gens quand ils n'y pensent pas trop. Sur son passage, elle donna de l'argent à un garçon qui mendiait. Elle demanda à un commerçant qu'elle connaissait à peine des nouvelles de ses enfants.
Elle avait l'air d'être une personne douce et gentille et Kate ne pouvait croire que même quelqu'un comme Siobhan pouvait désirer la mort de ce type de personne.
“C'est une mise à l'épreuve”, se dit encore Kate. “C'est forcément comme ça.”
Elle essayait de se dire que la gentillesse devait être une façade qui masquait un côté plus profond et plus sombre. Peut-être cette jeune femme témoignait-elle de la gentillesse au monde pour cacher des meurtres ou du chantage, de la cruauté ou de la tromperie. Pourtant, quelqu'un d'autre que Kate aurait pu s'en convaincre mais Kate, elle, lisait dans les pensées de Gertrude Illiard et aucune d'elles ne signalait la présence d'une prédatrice qui rôdait sous la surface. Elle était une jeune femme tout à fait normale si l'on considérait la place qu'elle occupait dans le monde. La richesse de son père la rendait peut-être un peu trop insouciante mais elle était authentiquement innocente en ce qui concernait tous les aspects que Kate voyait.
Donc, Kate avait du mal à ne pas se sentir dégoûtée par ce que Siobhan lui avait ordonné de faire et par ce qu'elle était elle-même devenue sous sa tutelle. Comment Siobhan pouvait-elle désirer la mort de cette jeune femme ? Comment pouvait-elle exiger que Kate fasse une telle chose ? Ne le faisait-elle vraiment que pour voir si Kate était capable de tuer sur commande ? Kate détestait cette idée. Elle ne pouvait pas, elle refusait de faire une telle chose.
Mais elle n'avait pas le choix et elle détestait encore plus cette sensation d'impuissance.
Cela dit, il fallait qu'elle soit sûre de son fait. Donc, elle se glissa à nouveau dans la maison du marchand avant que sa proie n'y arrive, passa le mur en un moment quand elle sentit que les gardes ne regardaient pas et fonça se réfugier dans les ombres projetées par le mur. Elle attendit quelques battements de cœur de plus pour vérifier que tout était calme puis grimpa au balcon de la chambre de Gertrude Illiard. Il y avait un verrou au balcon mais, à l'aide d'un couteau à lame fine, il fut facile à ouvrir et Kate entra furtivement dans la chambre.
La pièce était vide et, comme Kate ne sentait aucune présence aux alentours, elle la fouilla rapidement. Elle ne savait pas ce qu'elle espérait trouver. Une fiole de poison qu'elle réservait à une rivale, peut-être ? Ou alors, un journal intime qui expliquait en détail toutes les tortures qu'elle comptait infliger à quelqu'un. Il y avait bien un journal intime mais il suffit à Kate d'y jeter un coup d’œil rapide pour constater qu'il ne décrivait que les rêves et les espoirs de la jeune femme pour l'avenir, ses rencontres avec ses amies, ce qu'elle avait ressenti pendant peu de temps pour un jeune musicien qu'elle avait rencontré au marché.
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