« C’est terminé », dit Emily, le souffle coupé, et ses larmes s’arrêtèrent soudain. « C’est vraiment terminé. »
« Tu es ivre ? » s’écria Ben, incrédule. « D’abord tu veux te marier – et maintenant tu veux rompre ? »
« Non », dit Emily. « Je ne suis simplement plus aveugle. Ça – toi, moi – ça n’a jamais été bon. » Elle se leva, jetant sa serviette sur sa chaise. « Je déménage », dit-elle. « Je resterais chez Amy ce soir, puis j’irais chercher mes affaires demain. »
« Emily », dit Ben, tendant la main vers elle. « Pouvons-nous en parler s’il te plaît ? »
« Pourquoi ? » rétorqua-t-elle. « Pour que tu puisses me convaincre d’attendre sept autres années avant que nous achetions notre propre maison ? Une autre décennie avant que nous ouvrions un compte joint ? Dix-sept ans avant que tu n’envisages ne serait-ce que l’idée de prendre un chat ensemble ? »
« S’il te plaît », dit Ben dans sa barbe, regardant le serveur approcher en portant son dessert. « Tu fais une scène. »
Emily le savait, mais elle s’en moquait. Elle n’était pas près de changer d’avis.
« Il ne reste plus rien à discuter », dit-elle. « C’est terminé. Profite bien de la mousse au caramel beurre-salé ! »
Et sur ces derniers mots, elle sortit du restaurant comme un ouragan.
Emily fixait son clavier, en voulant que ses doigts bougent, fassent quelque chose, n’importe quoi. Un autre e-mail apparut dans sa boîte de réception et elle le regarda d’un air absent. Le bruit des discussions du bureau autour d’elle entrait en tourbillonnant par une oreille et ressortait par l’autre. Elle ne pouvait pas se concentrer. Elle avait l’impression d’être dans un état second. Le manque total de sommeil qu’elle avait obtenu sur le canapé plein de bosses d’Amy arrangeait difficilement les choses.
Elle avait été au travail depuis une heure entière mais n’avait accompli rien de plus qu’allumer son ordinateur et boire une tasse de café. Son esprit était complètement rongé par les souvenirs de la nuit passée. Le visage de Ben n’arrêtait pas d’apparaître dans sa tête. Cela la faisait se sentir légèrement paniquée chaque fois qu’elle revivait cette terrible soirée.
Son téléphone commença à sonner, et elle jeta un coup d’œil à l’écran pour voir le nom de Ben clignoter pour la énième fois. Il appelait, encore. Elle n’avait pas répondu à un seul de ses appels. De quoi pourraient-ils discuter maintenant ? Il avait eu sept années pour arriver à décider s’il voulait être avec elle ou non – une tentative de dernière minute pour sauver les choses n’allait rien y faire à présent.
Le téléphone de son bureau commença à sonner, et elle fit un bond, puis décrocha.
« Allo ? »
« Salut, Emily, c’est Stacey du quinzième étage. J’ai noté ici que tu étais censée assister à la réunion ce matin, et je voulais faire le point pour savoir pourquoi tu ne l’as pas fait. »
« MERDE ! », s’écria Emily, en reposant bruyamment le téléphone. Elle avait complètement oublié la réunion.
Elle bondit de son bureau et courut à travers le bureau vers l’ascenseur. Son état affolé parut amuser ses collègues, qui commencèrent à murmurer comme des enfants idiots. Quand elle eut atteint la porte de l’ascenseur, elle frappa sa paume contre le bouton.
« Allez, allez, allez ! »
Cela prit une éternité, mais enfin l’ascenseur arriva. Alors que les portes s’ouvraient, Emily se précipita à l’intérieur, seulement pour percuter directement quelqu’un qui en sortait. Quand elle se recula, le souffle coupé, elle se rendit compte que la personne qu’elle avait heurtée était sa chef, Izelda.
« Je suis tellement désolée », balbutia Emily.
Izelda l’examina de la tête aux pieds. « Pour quoi, exactement ? Pour m’être rentré dedans, ou avoir manqué la réunion ? »
« Les deux », dit Emily. « J’étais sur le point de descendre, là maintenant. Ça m’est complètement sorti de l’esprit. »
Elle pouvait sentir tous les regards dans le bureau brûler dans son dos. La dernière chose dont elle avait besoin en ce moment était une dose d’humiliation publique, ce qu’Izelda prenait grand plaisir à infliger.
« Vous avez un calendrier ? » demanda froidement Izelda en croisant les bras.
« Oui. »
« Et savez-vous comment cela marche ? Comment écrire ? »
Derrière Emily, elle pouvait entendre les gens étouffer leurs rires. Son premier réflexe fut de faner comme une fleur. Se faire ridiculiser devant un public était son idée d’un cauchemar. Mais tout comme au restaurant la nuit dernière, une étrange clarté l’envahit. Izelda n’était pas une figure d’autorité qu’elle devait respecter et aux lubies de laquelle elle devait céder. Elle était juste une femme amère qui déversait sa colère sur tous ceux sur qui elle pouvait. Et ces collègues murmurant dans son dos ne comptaient pas.
Une soudaine vague de prise de conscience submergea Emily. Ben n’était pas la seule chose qu’elle n’aimait pas dans sa vie. Elle détestait son travail aussi. Ces gens, ce bureau, Izelda. Elle avait été coincée là pendant des années, tout comme elle avait été coincée avec Ben. Et elle n’allait plus le supporter.
« Izelda », dit Emily, s’adressant à sa supérieure par son prénom pour la première fois, « je vais devoir être honnête là. J’ai manqué la réunion, ça m’est sorti de la tête. Ce n’est pas la pire des choses au monde. »
Izelda lui lança un regard noir.
« Comment osez-vous ? », dit-elle d’un ton sec. « Je vous ferais travailler à votre bureau jusqu’à minuit durant le prochain mois jusqu’à ce que vous appreniez la valeur d’être prompte. »
Sur ces mots Izelda la frôla, bousculant l’épaule d’Emily, puis partit en trombe, l’affaire à l’évidence réglée à ses yeux.
Mais ce n’était pas réglé à ceux d’Emily.
Emily tendit le bras, agrippa l’épaule d’Izelda et l’arrêta.
Izelda se retourna et grimaça, repoussant la main d’Emily comme si elle avait été mordue par un serpent.
Mais Emily ne céda pas.
« Je n’ai pas fini », poursuivit Emily, conservant sa voix complètement calme. « La pire des choses dans ce monde, c’est cet endroit. C’est vous. C’est ce travail stupide, insignifiant, abrutissant. »
« Pardon ? » s’écria Izelda, dont le visage devenait rouge de colère.
« Vous m’avez entendue », répondit Emily. « En fait, je suis presque sûre que tout le monde m’a entendue. »
Emily jeta un regard par-dessus son épaule vers ses collègues, qui la dévisageaient, interloqués. Personne ne s’était attendu à ce que la réservée, docile Emily ne craque ainsi. Elle se remémora l’avertissement de Ben, qu’elle “faisait une scène” la nuit dernière. Et elle se tenait là, en faisant une autre. Seulement cette fois elle appréciait de le faire.
« Vous pouvez prendre votre boulot, Izelda », ajouta Emily, « et te le mettre où je pense. »
Elle put pratiquement entendre les exclamations derrière elle.
Elle dépassa Izelda en la bousculant, vers l’ascenseur, puis tourna les talons. Elle appuya sur le bouton du rez-de-chaussée pour, réalisa-t-elle, avec un soulagement absolu, ce qui serait la dernière fois de sa vie, puis observa la scène de ses collègues abasourdis qui la dévisageaient tandis que les portes de refermaient et les bloquaient dehors. Elle laissa échapper un long soupir, se sentant plus libre et plus légère que jamais.
*
Emily grimpa les escaliers en courant, vers son appartement, en prenant conscience que ce n’était pas vraiment le sien – cela ne l’avait jamais vraiment été. Elle avait toujours eu l’impression qu’elle vivait dans l’espace de Ben, qu’elle avait besoin de se faire aussi petite et discrète que possible. Elle batailla pour trouver ses clefs, reconnaissante qu’il soit au travail, et qu’elle n’aurait pas affaire à lui.
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