J’eus bientôt gagné la forêt. Je marchai environ une heure sous l’ombre fraîche et délicieuse. Les grands arbres s’entrelaçaient les uns aux autres sur ma tête et le soleil couchant se glissait au travers, mettant parmi les branches d’énormes diamants miroitant de mille feux. Je fus enchanté de l’endroit, et, un tronc d’arbre abattu m’invitant à m’asseoir, je m’accotai confortablement, les jambes allongées devant moi et, allumant un bon cigare, je m’abandonnai à la contemplation, impressionné par la religieuse beauté de ces hautes futaies. Mon cigare fini, et l’âme saturée de beauté, je m’endormis du sommeil le plus délicieux, sans souci de l’heure présente, oubliant le train, Strelsau et le jour qui tombait!
Se préoccuper de l’heure du chemin de fer dans cet endroit désert, c’eût été presque un sacrilège. Au lieu de cela, je me mis à rêver que j’épousais la princesse Flavie, que j’habitais le château de Zenda, et que je passais avec la princesse des heures divines dans cette forêt.
Soudain j’entendis (je crus d’abord que c’était dans mon rêve) une voix rude qui disait:
«Ma parole, il y a là quelque méchant tour du diable. Rasez-le: c’est le roi à s’y méprendre.»
N’était-ce pas bizarre de m’en aller rêver qu’en faisant le sacrifice de mes moustaches et de ma barbe, je gagnais un trône?
En ouvrant les yeux, je vis devant moi deux hommes qui m’examinaient avec curiosité. Tous deux étaient vêtus en chasseur et portaient des fusils: l’un, trapu, gros, court, avec une tête ronde comme une boule, une moustache grise hérissée et de petits yeux pâles légèrement injectés de sang; l’autre, au contraire, très mince, très jeune, très brun, de taille moyenne, mais plein de distinction et de grâce.
Je les classai du premier coup d’œil: l’un était un vieux soldat; l’autre, un homme du monde, habitué à fréquenter la meilleure société, ayant porté les armes aussi peut-être. Je sus par la suite que je ne m’étais pas trompé.
Le plus âgé des deux s’avança vers moi, faisant signe au plus jeune de le suivre; ce qu’il fit, en soulevant son chapeau de la meilleure grâce du monde. Je me redressai lentement et fus bientôt sur pied.
«La même taille aussi», murmura le vieux, mesurant de l’œil mes cinq pieds dix pouces.
Puis, touchant légèrement son chapeau d’un geste cavalier et s’adressant à moi:
«Puis-je vous demander votre nom?
– Puisque c’est vous, messieurs, qui avez pris les devants et entamé la conversation, répondis-je en souriant, voulez-vous me donner le bon exemple en me disant le vôtre?»
Le jeune homme fit un pas en avant, d’un air aimable.
«Monsieur, dit-il, est le colonel Sapt, et, moi, je m’appelle Fritz von Tarlenheim, tous deux au service du roi de Ruritanie.»
Je saluai et, restant la tête découverte:
«Mon nom est Rodolphe Rassendyll; je voyage; j’arrive d’Angleterre. J’ai été un an ou deux au service de Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria.
– Nous sommes frères d’armes, alors, reprit Tarlenheim, en me tendant une main que je serrai cordialement.
– Rassendyll… Rassendyll», marmottait le colonel. Tout à coup son visage s’éclaira:
«Au nom du ciel, s’écria-t-il, seriez-vous un Burlesdon?
– Mon frère est lord Burlesdon.
– Votre tête vous trahit.»
Il riait en montrant du doigt mon occiput.
«Comment! Fritz, vous ne connaissez pas l’histoire?»
Le jeune homme me regardait d’un air embarrassé et comme s’il eût voulu me faire des excuses. Son trouble eût certainement plu à ma belle-sœur. Pour le mettre à son aise, je repris avec un sourire: «Je vois que l’histoire est connue, ici comme chez nous.
– Connue! s’écria Sapt; mais, si vous restez ici, il n’y aura bientôt plus dans toute la Ruritanie un seul homme pour la révoquer en doute, ni un homme, ni une femme!»
Je commençais à me sentir mal à l’aise. En vérité, si je m’étais rendu compte que je portais mon origine si clairement inscrite sur ma personne, j’aurais réfléchi avant de venir en Ruritanie. Maintenant il était trop tard.
Nous entendîmes alors une voix claire qui appelait:
«Fritz! Fritz! où diable êtes-vous?»
Tarlenheim tressaillit.
«C’est le roi!»
Le vieux Sapt se reprit à rire.
Au même moment, un jeune homme, sautant par-dessus le tronc d’un arbre renversé, nous rejoignit.
Lorsque mes yeux se posèrent sur lui, ma surprise fut telle que je ne pus retenir une exclamation. De son côté, en m’apercevant, il recula, étonné. Sauf la moustache et la barbe, sauf une certaine dignité due à son rang social, sauf que j’étais un peu, très peu, plus grand que lui, le roi de Ruritanie eût pu être Rodolphe Rassendyll, et moi, Rodolphe, le roi.
Pendant un instant, nous demeurâmes muets, nous examinant sans mot dire. Puis je me découvris de nouveau et m’inclinai respectueusement.
Le roi, ayant recouvré l’usage de la parole que la surprise lui avait enlevé, s’écria:
«Fritz, colonel, qui est ce monsieur?»
J’allais répondre lorsque le colonel Sapt se mit entre moi et le roi, et commença à lui parler. Je n’entendais pas ce qu’il disait, ce n’était qu’une suite de grognements sourds. Le roi dépassait Sapt de la tête, et, tout en l’écoutant, ses yeux, de temps à autre, cherchaient les miens. Je le regardai longuement et attentivement. La ressemblance était certainement extraordinaire, bien que, pour moi, il existât certaines différences.
Le roi avait le visage plein, l’ovale un peu plus accentué, et dans la bouche moins de fermeté, d’obstination que n’en marquaient mes lèvres serrées, volontaires. Ces restrictions faites, la ressemblance n’en restait pas moins étonnante, frappante, extraordinaire.
Après que Sapt eut parlé, le roi resta un instant silencieux, les sourcils froncés; puis, peu à peu, les coins de sa bouche se contractèrent, son nez s’allongea comme fait le mien quand je ris, ses yeux brillèrent, et il éclata de rire, d’un rire clair et sonore qui sonna comme une fanfare à travers les bois, proclamant la gaieté de son âme.
«C’est une bonne rencontre, cousin!» cria-t-il, en faisant un pas vers moi, et en me frappant amicalement sur l’épaule.
Il riait encore:
«Excusez-moi; mais, au premier moment, je ne savais pas trop où j’en étais. Dame! c’est qu’un homme ne s’attend pas à voir son «double» à cette heure du jour. N’est-ce pas, Fritz?
– C’est moi qui supplie Votre Majesté de me pardonner. J’espère que mon indiscrétion ne me coûtera pas la bienveillance du roi.
– En tout cas, il n’est au pouvoir de personne de vous priver de la vue du roi! reprit-il en riant. Quant à moi, Monsieur, je suis prêt à faire, et du plus grand cœur, tout ce qui pourrait vous être agréable. Vous voyagez?
– Je me rendais à Strelsau, Sire, pour le couronnement.»
Le roi jeta un coup d’œil à ses amis. Il souriait encore; mais on lisait sur son visage un peu d’embarras. En fin de compte, le côté comique de la situation l’emporta.
«Fritz! Fritz! cria-t-il, je donnerais mille couronnes pour voir la tête de Michel quand il s’apercevra que nous sommes deux au lieu d’un.»
Et le rire joyeux éclata de nouveau.
«Sérieusement, observa Fritz von Tarlenheim, je me demande si M. Rassendyll fut sage de visiter Strelsau précisément en ce moment.»
Le roi alluma une cigarette.
«Eh bien! Sapt? demanda-t-il.
– Il ne doit pas partir, grommela le vieux colonel.
– Voyons, colonel, voulez-vous dire que je contracterais une obligation vis-à-vis de M. Rassendyll, si…
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