Étrange petite chose, pensa-t-elle. Plutôt laide d’une certaine façon. Son visage parait si plat avec ce front haut et bombé et ce petit bout de nez. Et quel drôle d’os saillant sous la bouche. Je me demande quel peut être son âge ? Plus petite que je ne l’ai d’abord pensé. Sa taille m’a trompée. Elle est si maigre que je sens tous ses os. Pauvre bébé, depuis combien de temps erres-tu sans manger ? Iza entoura le corps frêle d’un bras protecteur. La femme qui avait souvent soigné et guéri de jeunes animaux blessés ne pouvait faire moins pour la petite créature humaine, si frêle, si vulnérable qu’elle en avait le cœur serré.
Mog-ur se tenait à l’écart pendant que chaque homme prenait place derrière l’une des pierres disposées en un petit cercle à l’intérieur d’un cercle plus grand délimité par des torches. Ils se trouvaient en terrain dégagé loin du campement. Quand tous les hommes furent assis, le sorcier attendit encore un peu puis il pénétra dans le cercle, tenant enflammée une petite torche de plantes aromatiques.
Quand il eut planté la torche dans le sol, devant son bâton, il vint se placer au milieu du cercle, et là, dressé de toute sa hauteur sur sa bonne jambe, il porta vers la steppe un regard rêveur et lointain, comme s’il voyait de son unique œil un monde qui demeurait invisible aux autres. Enveloppé dans son épaisse fourrure d’ours des cavernes, avec sa silhouette difforme qui le différenciait des autres, Mog-ur dégageait une force envoûtante et mystérieuse qui prenait toute sa dimension lors des rites qu’il célébrait.
Soudain, d’un geste emphatique, il sortit un crâne et de son bras gauche musculeux le leva haut au-dessus de sa tête et tourna lentement sur lui-même de façon à ce que chaque homme pût voir le gros crâne de l’ours des cavernes luire d’un blanc laiteux à la lueur des flammes dansantes des torches. Il déposa ensuite le crâne devant le flambeau aromatique encore fumant et, s’accroupissant derrière celui-ci, il compléta le cercle.
Un homme jeune assis à côté de lui se leva et ramassa un grand bol en bois. Il avait dépassé sa onzième année, et la cérémonie de son passage à l’âge d’homme avait eu lieu peu de temps avant le tremblement de terre. Goov avait été choisi comme servant de Mog-ur dès son enfance et il avait souvent aidé le sorcier dans ses préparatifs, mais les servants n’étaient autorisés à participer aux rites eux-mêmes qu’une fois adultes. C’était la première fois que Goov servait dans une cérémonie depuis qu’ils erraient à la recherche d’une caverne, et le garçon ressentait une certaine appréhension.
Pour Goov, trouver une nouvelle caverne revêtait une signification particulière. C’était pour lui l’occasion unique d’apprendre du grand Mog-ur les rites complexes et difficilement transmissibles qui marquaient la célébration d’un nouveau lieu de résidence pour le clan. Enfant, il avait redouté le sorcier, bien qu’il fût conscient de l’honneur d’avoir été choisi comme servant. En grandissant, il avait peu à peu découvert que l’infirme n’était pas seulement le mog-ur le plus habile de tous les clans mais que la laideur de ses traits masquait un cœur bon et généreux. Aussi Goov n’avait-il pas seulement un grand respect mais encore une vive affection pour son mentor.
Il avait commencé la préparation du breuvage sitôt que Brun avait ordonné la halte. Il lui avait d’abord fallu broyer entre deux pierres plates des pieds entiers de datura. Le plus difficile était d’estimer la quantité exacte de plante, feuilles et sommités comprises, qu’on laisserait ensuite macérer dans de l’eau bouillante jusqu’au moment de la cérémonie.
Goov avait versé la puissante infusion au datura dans la coupe réservée au rite, la serrant fort entre ses mains bien avant que Mog-ur pénètre dans le cercle, tout à l’espoir que sa préparation aurait l’assentiment du magicien. Comme Goov lui tendait la coupe, Mog-ur prit une gorgée, approuva de la tête et but, au grand soulagement de son jeune servant. Goov fit ensuite boire les autres hommes selon leur rang, en commençant par Brun. Il tenait la coupe pendant que chacun buvait, veillant à ce que chaque part fût égale. Il prit la sienne en dernier.
Mog-ur attendit qu’il reprenne sa place puis, sur son signe, les hommes commencèrent à battre en cadence le sol du bout de leur lance. Le bruit sourd, cadencé, s’amplifia dans la nuit, et les hommes se levèrent, se balançant avec le rythme. Mog-ur baissa son regard sur le crâne posé devant lui, et il y avait une telle intensité dans ce regard que les hommes aussi portèrent toute leur attention à la relique sacrée. Il attendit encore un peu, sentant monter l’attente de chacun, puis il leva les yeux vers son frère, l’homme qui menait le Clan. Brun s’accroupit devant le crâne.
— Esprit du Bison, Totem de Brun, commença Mog-ur.
Il n’articula qu’un seul mot, « Brun », exprimant le reste par signes de sa seule main valide. Ce qui suivit, il le transmit dans l’ancien langage, celui utilisé pour communiquer avec les esprits ou bien les membres d’autres clans dont les sons et la gestuelle étaient différents des leurs. Par des symboles muets, Mog-ur implora l’Esprit du Bison de leur pardonner les fautes qu’ils avaient pu commettre et de leur venir en aide.
— Cet homme a toujours honoré les esprits, Grand Bison, toujours respecté les traditions du Clan. Cet homme est un chef avisé, un chef juste, un bon chasseur, un homme de sang-froid, un homme digne du Puissant Bison. N’abandonne pas cet homme ; guide ce chef jusqu’à une nouvelle caverne, une demeure où l’Esprit du Bison sera heureux. Ce Clan implore l’aide du totem de cet homme, conclut le sorcier.
Puis il porta son regard vers le chef en second. Tandis que Brun s’écartait, Grod vint s’accroupir devant le crâne de l’ours des cavernes. S’il était formellement interdit aux femmes d’assister à la cérémonie, c’était bien pour qu’elles ne puissent voir les hommes, qui affichaient tant de force stoïque, se prosterner et implorer les esprits invisibles avec la même crainte et la même humilité qu’on attendait d’elles quand elles présentaient aux hommes quelque requête.
— Esprit de l’Ours Brun, Totem de Grod, reprit Mog-ur, invoquant cette fois le totem du chef en second.
Puis, quand il eut ainsi procédé pour chaque homme, il continua de fixer de son œil unique le crâne devant lui, pendant que les hommes martelaient de nouveau la terre de leurs lances, se laissant emporter par le rythme.
Ils savaient ce qui viendrait ensuite, car la cérémonie ne variait jamais, mais elle avait beau être identique nuit après nuit, ils n’en attendaient pas moins avec fièvre que Mog-ur invoque l’esprit d’Ursus, le Grand Ours des Cavernes, son totem personnel et le plus vénéré de tous les esprits.
Ursus était plus que le totem de Mog-ur ; il était celui de chacun, et plus qu’un totem. C’était Ursus le fondateur du Peuple du Clan. C’était lui l’esprit suprême, le grand protecteur. La vénération de l’Ours des Cavernes était le facteur commun qui les unifiait, la force qui unissait tous les clans autonomes en un seul peuple, le Clan de l’Ours des Cavernes.
Quand le sorcier borgne jugea le moment opportun, il fit un signe. Les hommes cessèrent de battre le sol de leurs lances et se rassirent en cercle, mais le rythme envoûtant courait encore dans leur sang et leur battait aux tympans.
Mog-ur prit une pincée de spores de pied-de-loup dans une petite poche de cuir et, se penchant au-dessus de la torche aromatique toujours allumée devant lui, il laissa tomber en fine pluie les spores séchées en même temps qu’il soufflait dessus, les projetant en une gerbe d’étincelles tout autour du crâne.
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