C’est alors que Lacey passa devant l’ancien salon de thé de Brooke. Tout était barricadé. Les travaux de rénovation qu’elle avait effectués pour transformer l’ancien hangar à canoës en un restaurant chic avaient été réduits à néant.
En pensant à Brooke, Lacey se sentait sur les nerfs, ce qui était vraiment la dernière chose dont elle avait besoin pour ajouter au trouble qu’elle ressentait déjà à l’idée de se séparer du fusil.
Elle appuya sur la pédale, accélérant dans l’espoir de pouvoir laisser ces horribles sentiments derrière elle.
Bientôt, Lacey atteignit l’est de la ville, la zone la moins peuplée, laissée intacte par l’extension des magasins qui s’étalaient du nord au sud et de l’ouest au centre, la zone que, selon Carol, le maire Fletcher allait changer pour le pire.
C’est à ce moment que Lacey vit le virage qui menait à l’ancienne maison de retraite Sunrise, et prit à gauche. La route en pente ascendante était bordée de hêtres si hauts qu’ils formaient un tunnel qui bloquait la lumière du soleil.
– Ce n’est pas du tout inquiétant… dit Lacey avec sarcasme. Pas le moins du monde.
Heureusement, les arbres s’éclaircirent rapidement et la lumière du jour l’atteignit de nouveau.
Lacey aperçut pour la première fois la maison nichée dans les collines. L’architecte d’intérieur en elle se mit immédiatement à l’œuvre pour évaluer l’extérieur. C’était une demeure de trois étages en briques rouges à l’allure assez moderne. Elle supposa qu’il s’agissait d’une propriété des années 1930 qui avait été modernisée au fil des ans. L’allée et le parking étaient faits de béton gris – fonctionnel mais inesthétique. Les fenêtres du manoir étaient dotées d’épais cadres blancs en PVC – une bonne chose pour empêcher les cambrioleurs d’entrer, mais une horreur pour le regard. Il faudrait plus que quelques arbustes placés stratégiquement pour que l’extérieur ressemble à un pavillon de chasse victorien.
Non pas que ce soit là le problème que Lacey devait résoudre. Elle n’avait pas encore pris de décision concernant la proposition de Suzy. Elle voulait demander conseil à Tom, mais ce dernier allait travailler tard pour réaliser une commande de dernière minute, celle de petits gâteaux à glaçage arc-en-ciel pour le spectacle estival annuel du groupe de jeunes chrétiens local. Elle avait également posté un message sur la conversation qu’elle partageait avec sa mère et sa jeune sœur, et avait reçu la réponse “Ne travaille pas trop dur” de la part de la première, et un “si elle paie bien $$$ alors vas-y” de la seconde.
Lacey gara sa voiture sur le parking en béton, puis monta les marches qui longeaient une grande rampe pour fauteuils roulants, peu esthétique. L’accessibilité de la propriété aux personnes handicapées – et sans doute à l’intérieur de celle-ci – serait un énorme avantage. Ni le B&B de Carol ni le Coach House Inn n’étaient adaptés aux personnes handicapées, car ils n’avaient pas d’accès extérieur depuis les rues pavées, et des escaliers étroits sans ascenseur à l’intérieur.
En haut des marches, Lacey atteignit un grand porche de style véranda. Il était tellement années 90 qu’il lui rappelait un centre de loisirs.
Les portes s’ouvrirent et elle s’avança à l’intérieur, où ses yeux furent assaillis par une immense étendue de linoléum, des néons éblouissants au-dessus de sa tête et de vulgaires stores de salle d’attente accrochés à chacune des fenêtres. Une fontaine d’eau glougloutait dans le coin à côté d’une série de distributeurs automatiques bourdonnants.
Suzy avait donc sous-estimé la quantité de travail qu’il y avait à faire.
– Lacey ! Hé ! dit la jeune femme d’une voix joyeuse.
Lacey regarda autour d’elle et la vit surgir de derrière le bureau de la réception – une énorme monstruosité en faux bois qui semblait être sortie du même moule que le bâtiment.
– J’étais en train de vérifier les prises électriques ici, explique Suzy. Greg, l’organisateur d’événements, a besoin de savoir combien de points d’électricité sont disponibles. C’est un vrai dragon, sérieusement. Si j’avais plus de temps, j’engagerais quelqu’un d’autre. Mais il ne faut pas faire la fine bouche. C’est donc Greg le Grincheux. Elle sourit.
– Pourquoi avez-vous besoin d’un organisateur d’événements ? demanda Lacey.
– La fête de lancement, bien sûr, dit Suzy.
Avant que Lacey n’ait l’occasion de lui poser d’autres questions à ce sujet, Suzy contourna son grand bureau et l’enlaça. Elle la prit par surprise. Mais malgré le fait qu’elles se connaissaient à peine, Lacey trouva cela tout à fait naturel. C’était comme si la jeune femme était une vieille amie, même si elles ne se connaissaient que depuis moins de vingt-quatre heures.
– Puis-je vous offrir une tasse de thé ? demanda Suzy. Puis elle rougit. Désolée, vous êtes américaine. Vous voulez un café à la place, non ?
Lacey rit.
– J’ai pris goût au thé depuis que j’ai emménagé ici, en fait. Mais ça va, merci. Elle veilla à ne pas laisser son regard s’égarer vers le distributeur automatique et le thé aqueux et de mauvaise qualité qu’il préparait probablement. On fait la visite ?
– On ne perd pas de temps, j’aime ça, dit Suzy. Ok, bien évidemment ceci est la zone de réception. Elle ouvrit grand les bras et sourit avec enthousiasme. Comme vous pouvez probablement le constater, il s’agit en gros d’une véranda qu’ils ont ajoutée dans les années 90. À part tout démolir, je n’ai aucune idée de la façon dont on pourrait faire ressembler ça à un pavillon victorien, mais je suppose que c’est à cela que sert votre expertise. Je veux dire, si vous décidez de travailler pour moi. Elle rit et fit un geste vers les doubles portes intérieures. Par ici.
Elles entrèrent dans un long couloir faiblement éclairé. Une série de panneaux en plastique brillant était vissée dans le mur, donnant les directions de la “salle de télévision”, de la “salle à manger”, du “jardin” et du “bureau des infirmières”. Une odeur très particulière flottait, comme celle du talc.
Lacey plissa le nez. La réalité de l’ampleur de l’entreprise devenait évidente, et Lacey avait le sentiment que ce serait tout simplement trop à assumer.
Elle suivit Suzy dans la salle de télévision. C’était un espace immense, peu meublé, et avec le même lino au motif bois sur le sol. Les murs étaient recouverts de papier texturé.
– Je pense que nous allons transformer cette pièce en boudoir, commença Suzy en marchant d’un pas léger à travers la pièce, sa jupe tzigane à motifs volant derrière elle. Je veux une cheminée ouverte. Je crois qu’il y en a une de condamnée derrière cette alcôve. Et on peut mettre de beaux objets anciens et rustiques dans ce coin. Elle fit un vague geste des bras. Ou celui-là. Celui que vous préférez.
Lacey se sentait de plus en plus incertaine. Le travail que Suzy voulait qu’elle accomplisse était plus qu’un simple aménagement intérieur ! Elle n’avait même pas de plan. Mais elle semblait être une rêveuse, ce que Lacey ne pouvait s’empêcher d’admirer. Se lancer dans une tâche sans avoir aucune expérience préalable, c’était ainsi que Lacey fonctionnait, après tout, et ce risque avait été payant pour elle. Mais le revers de la médaille était que Lacey n’avait eu personne autour d’elle pour être la voix de la raison. À part sa mère et Naomi – qui étaient à un océan de distance et à cinq heures de décalage horaire – il n’y avait eu personne pour lui dire qu’elle était folle. Mais pour être cette personne dans les faits, voir quelqu’un se lancer tête la première dans une tâche presque impossible… Lacey n’était pas sûre de pouvoir le faire. Elle n’avait pas le cœur de ramener quelqu’un sur terre d’un coup et de briser ses rêves, mais elle n’était pas non plus du genre à rester en retrait et à regarder le bateau couler.
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