Bram Stoker - L'Enterrement Des Rats

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M. Markam ne prit pas la peine de discuter ce point, et, comme ils étaient arrivés près de sa maison, il proposa au pêcheur de saumon de venir prendre un verre de whisky, ce qu’il accepta, puis ils se quittèrent pour la nuit. M. Markam prit soin d’avertir toute sa famille au sujet des sables mouvants, leur expliquant que lui-même avait couru un grave danger à cause d’eux.

De toute la nuit, il ne dormit point. Il entendit les heures sonner l’une après l’autre et, malgré tous ses efforts, ne parvint pas à s’endormir. Mille fois, il revit l’horrible épisode des sables mouvants, le moment où Saft Tammie rompit son habituel silence pour l’exhorter au sujet du péché de vanité et le mettre en garde. La question se posait continuellement à son esprit: «Suis-je donc si plein de vanité pour me trouver dans les rangs des fous?», et la réponse venait toujours sous la forme des paroles du poète fou: «Vanité des vanités. Tout est vanité. Regarde-toi et repens-toi avant que les sables mouvants ne t’engloutissent.» Cependant un sentiment de fatalité commença à germer dans son esprit, il finirait tout de même par périr dans les sables mouvants parce que c’était là qu’avait déjà eu lieu sa rencontre avec lui-même.

Il sommeillait dans la grisaille du petit matin, mais il était évident qu’il poursuivait le sujet dans ses rêves parce que sa femme, le réveillant, lui dit:

– Tâche de te reposer. Ce fichu costume des Highlands t’a dérangé la tête! Ne parle pas dans ton sommeil si tu peux t’en empêcher!

Il était vaguement conscient d’éprouver un sentiment de contentement, comme si un poids terrible avait été ôté de sa poitrine, mais il n’en savait pas la raison. Il demanda à sa femme ce qu’il avait dit dans son sommeil, et elle répondit:

– Dieu sait que tu l’as répété assez souvent pour qu’on s’en souvienne. «Pas face à face. J’ai vu la plume d’aigle sur sa tête chauve, il y a encore de l’espoir! Pas face à face!» Endors-toi, dors, maintenant.

Et alors il s’endormit, parce qu’il se rendit compte qu’en somme la prophétie de l’homme cinglé ne s’était pas encore réalisée. Il ne s’était pas encore trouvé face à face avec lui-même, du moins pas encore.

Il fut réveillé tôt par l’une des bonnes qui vint lui dire qu’il y avait à la porte un pêcheur qui voulait le voir. Il s’habilla aussi rapidement qu’il put – parce qu’il ne s’était pas encore habitué au costume des Highlands – et descendit en hâte, ne voulant pas faire attendre le pêcheur de saumons. Il fut surpris et pas vraiment content de constater que son visiteur n’était autre que Saft Tammie, qui tout de suite attaqua:

– Je dois aller à la poste, mais avant j’ai pensé que je pourrais perdre une heure avec toi en venant voir si tu es encore aussi fou à cause de ta vanité que la nuit passée. Et je vois que tu n’as pas encore appris la leçon. Mais ça ne saurait tarder, c’est tout comme! J’ai tout le temps, le matin devant moi, aussi je repasserai pour voir comment tu t’y prends pour aller aux sables mouvants, et puis au diable! Maintenant, je pars pour mon travail!

Et il partit, plantant là Markam, passablement vexé, parce que les bonnes qui avaient tout entendu tentaient vainement de retenir leurs rires. Il avait plus ou moins décidé ce jour-là de porter ses vêtements ordinaires, mais la visite de Saft Tammie modifia sa décision. Il prouverait à tout le monde qu’il n’était pas un couard, et il continuerait comme il avait fait, arrive ce qui doit arriver!

Quand il se présenta dans sa tenue martiale au complet pour le petit déjeuner, les enfants, jusqu’au dernier, baissèrent la tête, et la partie arrière de leur cou devint bien rouge. Toutefois, comme personne ne rit – sauf le plus jeune, Titus, qui fut saisi d’un étouffement hystérique et qui fut promptement chassé de la pièce -, Markam ne put les réprimander, mais commença à casser son œuf d’un air sévère et déterminé. Malheureusement, quand sa femme lui tendit une tasse de thé, l’un des boutons de son costume des Highlands s’accrocha aux dentelles du déshabillé, si bien que le thé brûlant se répandit sur ses genoux nus. Il lâcha naturellement un gros mot, et là-dessus sa femme, quelque peu piquée, explosa:

– Eh bien, Arthur, si tu continues à faire l’idiot, avec ce ridicule costume, que peux-tu attendre qu’il arrive d’autre? Tu n’en as pas l’habitude et tu ne l’auras jamais.

Il voulut répondre par un discours indigné: «Madame!…» mais il n’alla pas plus loin, parce que maintenant que le sujet était abordé Mme Markam avait l’intention de dire tout ce qu’elle avait à dire. Ce qu’elle avait à dire n’était pas plaisant, et ne fut pas dit d’une manière plaisante. Les façons d’une femme sont rarement plaisantes quand elle entreprend de dire ce qu’elle considère être des «vérités» à son mari. Le résultat fut qu’Arthur Fernlee Markam décida sur-le-champ que, pendant son séjour en Écosse, il ne mettrait pas d’autre costume que celui que son épouse critiquait. Comme c’est souvent le cas avec les femmes, celle-ci eut le dernier mot, prononcé dans cette circonstance avec des larmes:

– Très bien, Arthur! Bien sûr, tu feras comme tu veux! Ridiculise-moi autant que tu peux, et gâche les chances de mariage de nos pauvres filles! D’une façon générale, les jeunes hommes ne semblent pas beaucoup apprécier d’avoir un idiot comme beau-père! Mais je te préviens que ta vanité, un jour, finira par te porter un rude choc, si, bien sûr, avant, tu n’es pas dans un asile de fous, ou mort!

Après quelques jours, il devint évident que M. Markam serait obligé de prendre la plus grande partie de son exercice au-dehors tout seul. Les filles, de temps en temps, firent une promenade avec lui, mais le plus souvent tôt le matin, ou tard le soir, ou bien lors d’une journée pluvieuse, quand il n’y avait personne. Elles prétendaient être prêtes à tout moment pour partir, mais, chose étrange, il semblait toujours arriver quelque chose pour les en empêcher. On ne trouva jamais les garçons pour des sorties; quant à Mme Markam, elle refusait sévèrement de sortir avec lui sous quelque prétexte que ce fût, aussi longtemps qu’il continuerait à se rendre ridicule. Le dimanche, il revêtit son costume de ville habituel, parce qu’il pensait avec raison que l’église n’était pas un endroit où pourraient s’exprimer des sentiments de colère; mais le lundi matin, il remit son habit des Highlands. Les choses en étaient arrivées à ce point où il aurait beaucoup donné pour ne jamais avoir eu l’idée de ce costume, mais son obstination britannique était grande, et il ne céderait pas. Saft Tammie passait à la maison chaque matin et, ne pouvant le voir ni lui faire remettre un message, il avait l’habitude de revenir l’après-midi, quand le sac de courrier avait été livré, et attendait sa sortie. Chaque fois, il ne manquait jamais de mettre Markam en garde contre sa vanité, utilisant les mêmes paroles que la première fois. Après quelques jours, M. Markam en était arrivé à le considérer presque comme une sorte de châtiment.

Au bout d’une semaine, la relative solitude, obligatoire, le chagrin constant et la réflexion morose continuelle que tout cela avait engendrés commencèrent à rendre M. Markam bien malade. Il était trop fier pour se confier à sa famille, puisqu’ils l’avaient, de son point de vue, très mal traité. De plus, il ne dormait pas bien la nuit, et quand il dormait, il faisait constamment de mauvais rêves. Simplement, pour s’assurer que son courage ne le lâchait pas, il prit l’habitude de visiter les sables mouvants au moins une fois par jour; il était rare qu’il omît d’y aller le soir avant de se coucher, dernière chose qu’il faisait la nuit. L’habitude d’y aller tous les soirs était peut-être due au fait que l’expérience terrible des sables mouvants revenait toujours dans ses rêves. Cela devenait de plus en plus obsédant, au point que parfois, en se réveillant, il pouvait à peine croire qu’il n’avait pas été réellement là-bas, en train de visiter l’endroit fatal. Quelquefois, il pensait que, peut-être, il marchait dans son sommeil.

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