Eddie sentit quelque chose lui tirailler la jambe et il faillit pousser un cri de peur et de surprise. Il pivota sur lui-même, arma le revolver de Roland et vit Susannah lever vers lui des yeux écarquillés. Eddie poussa un soupir de soulagement et rabaissa précautionneusement le percuteur de son arme. Il se mit à genoux, posa les mains sur les épaules de Susannah, l’embrassa sur la joue et lui murmura à l’oreille :
— J’étais à deux doigts de loger une balle dans ta tête de linotte… Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je voulais voir, murmura-t-elle sans se démonter. (Roland s’accroupit près d’elle et elle se tourna vers lui.) Et puis je commençais à avoir les chocottes, toute seule là-bas.
Elle s’était égratignée en rampant parmi les fourrés pour les rejoindre, mais Roland était bien obligé d’avouer qu’elle était aussi silencieuse qu’un fantôme quand elle le voulait ; il n’avait rien entendu. Il attrapa un chiffon (le dernier vestige de sa chemise) dans sa poche-revolver et étancha sur ses bras quelques gouttes de sang. Il la considéra durant quelques instants, puis nettoya également une petite plaie sur son front.
— Eh bien, regarde, alors, dit-il d’une voix à peine audible. Je pense que tu l’as bien mérité.
Il écarta les branches devant elle, ménageant une ouverture dans le buisson, puis attendit pendant qu’elle examinait le spectacle de ses yeux fascinés. Puis elle se recula et Roland laissa retomber les branches.
— J’ai presque pitié d’eux, murmura-t-elle. C’est dingue, non ?
— Pas le moins du monde, répondit Roland. Ces créatures sont emplies de tristesse, à leur façon. Eddie va abréger leurs souffrances.
L’intéressé secoua aussitôt la tête.
— Si… à moins que tu ne veuilles passer la nuit dans la jungle, comme tu dis. Vise leurs chapeaux. Les petites machines qui tournent.
— Et si je les rate ? siffla Eddie, furieux.
Roland se contenta de hausser les épaules.
Eddie se redressa et, à contrecœur, releva une nouvelle fois le percuteur de son revolver. Il regarda les petits servomécanismes qui tournaient en rond, suivant une orbite solitaire et insensée. J’aurais l’impression de tirer sur des chiots, pensa-t-il. Puis il vit l’un d’eux — le robot qui ressemblait à une boîte ambulante — faire jaillir de sa carcasse une pince à l’air méchant et la refermer sur le serpent pendant quelques instants. Le serpent émit un bourdonnement surpris et fit un petit bond. La boîte ambulante rangea sa pince.
Enfin… ce ne sont pas tout à fait des chiots, décida Eddie. Il jeta un nouveau coup d’œil à Roland. Celui-ci le regarda d’un air totalement inexpressif, les bras croisés sur sa poitrine.
Tu choisis de drôles d’horaires pour donner tes cours, mon vieux.
Eddie revit Susannah logeant deux balles dans le cul de l’ours puis pulvérisant son antenne alors qu’il fonçait sur elle et sur Roland, et il eut un peu honte de lui. Et il y avait autre chose : une partie de lui-même voulait tenter le coup, tout comme une partie de lui-même avait voulu affronter Balazar et ses gorilles dans la Tour Penchée. Cette pulsion avait sans doute quelque chose de malsain, mais cela ne l’en rendait pas moins séduisante : Voyons voir qui s’en sortira… oui, voyons voir.
Ouais, c’était sacrément malsain, en effet.
Imagine que tu es devant un stand de tir à la carabine et que tu veux offrir un chien en peluche à ta petite amie, se dit-il. Ou un ours en peluche. Il visa la boîte ambulante, puis se tourna vers Roland avec irritation en sentant la main du Pistolero sur son épaule.
— Récite ta leçon, Eddie. Et sois sincère.
Eddie poussa un soupir d’impatience, troublé par cette intervention, mais comme les yeux de Roland restaient fixés sur lui, il inspira profondément et essaya de faire le vide dans son esprit : il en chassa les couinements éraillés des petits robots presque hors d’usage, les diverses douleurs qui lui tenaillaient le corps, l’idée que Susannah l’observait, dressée sur les paumes de ses mains, et une autre idée bien plus troublante : elle était au niveau du sol et s’il ratait un de ces gadgets, elle fournirait à celui-ci une cible idéale en cas de représailles.
— Je ne tire pas avec ma main ; celui qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.
Quelle blague, pensa-t-il ; il ne reconnaîtrait pas son vieux s’il venait à le croiser dans la rue. Mais il sentait les mots accomplir leur œuvre, lui éclaircir les idées et lui calmer les nerfs. Il ne savait pas s’il avait l’étoffe d’un pistolero — cette idée lui paraissait hautement improbable, en dépit du courage qu’il avait manifesté lors de la fusillade dans le night-club de Balazar —, mais il savait qu’une partie de lui-même goûtait la froideur glaciale qui l’envahissait chaque fois qu’il récitait le catéchisme incroyablement ancien que leur avait appris le Pistolero ; la froideur qui l’envahissait et la clarté à couper le souffle avec laquelle les choses lui apparaissaient. Une autre partie de lui-même lui disait que tout cela n’était qu’une drogue meurtrière, une drogue semblable à l’héroïne qui avait tué Henry et qui avait bien failli le tuer aussi, mais cela n’altérait en rien le plaisir intense que lui inspirait cet instant. Il sentait battre en lui un rythme pareil à celui de fils électriques secoués par un vent violent.
— Je ne vise pas avec ma main ; celui qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je vise avec mon œil.
« Je ne tue pas avec mon arme ; celui qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.
Puis, sans avoir conscience de ce qu’il faisait, il émergea des arbres et s’adressa aux robots qui tournaient en rond de l’autre côté de la clairière.
— Je tue avec mon cœur.
Ils interrompirent leur ronde sempiternelle. L’un d’eux poussa un bourdonnement suraigu qui était peut-être un signal d’alarme ou un avertissement. Leurs antennes radar, pas plus grosses qu’une barre de chocolat Hershey, se tournèrent vers lui à l’unisson.
Eddie se mit à tirer.
Les antennes explosèrent l’une après l’autre comme des pigeons d’argile. Toute pitié avait disparu du cœur d’Eddie ; il n’était habité que par cette froideur glaciale et par la certitude qu’il ne s’arrêterait pas, qu’il ne pourrait pas s’arrêter, tant qu’il n’aurait pas achevé sa tâche.
Le tonnerre éclata dans la clairière obscure et rebondit sur la falaise rocheuse à son extrémité. Le serpent d’acier fit deux soubresauts dans les airs et retomba dans la poussière en tressautant. Le plus grand des mécanismes — celui qui avait évoqué à Eddie le tracteur Tonka de son enfance — tenta de s’enfuir. Eddie pulvérisa son antenne radar et il se fracassa contre la paroi du sillon. Il tomba sur le nez tandis que des flammèches bleues jaillissaient des orbites d’acier qui abritaient ses yeux de verre.
La seule antenne qu’il rata fut celle du rat en inox ; la balle ricocha sur sa carapace de métal en poussant un gémissement de moustique. Le rat sortit du sillon, décrivit un demi-cercle autour de la boîte ambulante qui suivait le serpent et fonça vers l’autre côté de la clairière à une vitesse étonnante. Il émettait des cliquetis furibonds et, lorsqu’il se rapprocha, Eddie vit qu’il avait une gueule pleine de longs crocs pointus. Ils ne ressemblaient pas à des dents, en fait, mais à des aiguilles de machine à coudre aux mouvements saccadés. Non, se dit-il, ces engins n’ont décidément rien à voir avec des chiots attendrissants.
— Descends-le, Roland ! cria-t-il désespérément.
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