Et juste à temps, avec ça. L’espace d’une seconde, ses pieds restèrent fichés dans le sol poussiéreux, puis quelque chose poussa un cri de douleur et se retira de lui. Le libéra.
Jake se remit en mouvement, d’abord de manière saccadée, puis reprenant de la vitesse. Bon Dieu, il était moins une ! Très loin, il entendit Susannah prononcer son nom, mais il n’osa pas se précipiter en avant et s’ouvrir pour répondre. Il lui restait seulement à espérer qu’Ote s’accrocherait à sa piste, et qu’elle continuerait d’émettre.
3
Il se dit ensuite qu’il aurait dû se mettre à chanter la chanson de la radio de M meShaw juste après le dernier appel de Susannah, mais il n’y avait aucun moyen d’être vraiment certain. Autant essayer de repérer la seconde précise où commence la migraine, ou le moment où on est en train d’attraper un rhume. Ce dont Jake était certain, c’était d’avoir entendu d’autres coups de feu, et même le bourdonnement strident d’un ricochet, mais tout ça se trouvait loin derrière, et bientôt il ne prit plus la peine de se baisser pour esquiver (ou de regarder en arrière). De plus, Ote filait maintenant à un bon rythme, secouant pour de bon ses petites fesses poilues. Des machines enterrées cognaient sourdement et sifflaient bruyamment. Des rails d’acier affleuraient sur le sol du passage, et Jake en vint à penser qu’il y avait eu autrefois une ligne de tram, ou un engin de ce genre. À intervalles réguliers, des communiqués officiels (PATRICIA EN TÊTE ; FEDIC ; AVEZ-VOUS VOTRE PASSE BLEU ?) étaient imprimés sur les murs. À certains endroits, des carreaux étaient tombés, à d’autres des rails avaient disparu et de temps à autre, une flaque d’eau stagnante ancienne et grouillant de vermine remplissait ce qui ressemblait à s’y méprendre à un nid-de-poule. Jake et Ote passèrent devant deux ou trois véhicules évoquant un croisement entre une voiturette de golf et un wagon plat. Ils rencontrèrent également un robot à tête de navet dont les yeux rouges électriques clignotèrent faiblement tandis qu’il éructait un croassement rauque qui avait peut-être été halte. Jake brandit l’un des Orizas, sans savoir si ce serait de la moindre utilité contre une machine comme celle-là, si elle s’en prenait à lui ; mais le robot ne bougea pas. L’ultime clignotement des diodes fatiguées de ses yeux semblait avoir épuisé le peu d’énergie restant dans ses batteries, ses cellules énergétiques ou son jeton atomique, ou quoi que ce soit qui lui servait de carburant. De loin en loin surgissait un graffiti. Deux d’entre eux lui étaient familiers. Le premier disait VIVE LE ROI CRAMOISI, avec l’œil rouge en guise de point, au-dessus de chaque I. Le second était signé BANGO SKANK ’ 84. Bon sang, se dit Jake distraitement, ce Bango, il a vu du pays. Puis il s’entendit pour la première fois chanter à voix basse. Pas vraiment des mots, rien qu’un très vieux refrain presque oublié, tiré d’une de ces chansons que M meShaw écoutait à la radio, dans la cuisine : « A-wimebawoué, a-wime-bawoué, a-wi-i-i-i-immm-bawoué… »
Il s’interrompit net, hérissé par ce marmonnement scandé, presque une incantation, un talisman. Il ordonna à Ote de s’arrêter.
— Faut que je fasse la vidange, mon petit pote.
— Ote !
Les oreilles dressées, et la fin du message vibrant dans ses yeux brillants : Ne sois pas trop long.
Jake fit gicler l’urine sur l’un des murs carrelés. De la mousse verdâtre suintait entre les carreaux. Il chercha à discerner des bruits de poursuite — et ne fut pas déçu. Combien en restait-il ? Et quel genre de bestioles ? Roland l’aurait sans doute su, lui, mais Jake n’en avait aucune idée. À en croire les échos, on aurait dit un régiment.
Tandis qu’il secouait les dernières gouttes, Jake Chambers prit soudain conscience que jamais plus le Père ne ferait ça, que jamais plus il ne lui adresserait son large sourire en pointant le doigt vers lui, que jamais plus il ne se signerait avant le repas. Ils l’avaient tué. Ils avaient pris sa vie. Ils lui avaient volé son souffle et arrêté les battements de son cœur. À part peut-être de celle de ses rêves, le Père avait à présent disparu de l’histoire. Jake se mit à pleurer. Tout comme son sourire, ses larmes lui redonnèrent soudain l’air d’un enfant. Ote s’était retourné, trépignant de se remettre en chasse, mais regardait par-dessus son épaule avec un air indéniablement inquiet.
— Ça va, lui assura Jake en reboutonnant sa braguette et en s’essuyant les joues du poignet.
Sauf que ça n’allait pas. Il n’était pas seulement triste, ou en colère, ou effrayé de savoir les ignobles à ses trousses. À présent que la poussée d’adrénaline était quelque peu redescendue, il se rendit compte qu’il était aussi affamé que triste. Et fatigué, aussi. Fatigué ? Au bord de l’épuisement, oui. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait dormi. Il s’était fait aspirer par la porte en direction de New York, ça il se le rappelait bien, et Ote qui avait failli se faire renverser par un taxi, et ce Révérend de la Bombe Divine, avec un nom qui lui faisait penser à Jimmy Cagney jouant George M. Cohan dans ce vieux film en noir et blanc qu’il avait vu à la télé quand il était petit, dans sa chambre. Parce que, ça lui revenait maintenant, il y avait une chanson dans ce film, à propos d’un type qui s’appelait Harrigan : H-A-deux R-I ; Harrigan, c’est moi. Il se rappelait ces trucs-là, mais pas la dernière fois qu’il avait avalé un repas digne de…
— Ake ! aboya Ote, aussi implacable que le destin.
Si les bafouilleux avaient un point de rupture, se dit Jake avec lassitude, Ote en était encore loin.
— Ake-Ake !
— Ouais-ouais, fit-il en s’écartant du mur en poussant sur la main. Ake-Ake va filer comme le vent. Vas-y, trouve Susannah.
Il aurait voulu traîner la patte, mais traîner la patte ne les aurait vraisemblablement pas avancés à grand-chose. Même marcher, simplement, n’aurait pas suffi. Il fit subir le martyre à ses jambes et se mit à trottiner, se remettant malgré lui à chantonner à voix basse, cette fois en retrouvant les bonnes paroles : « Dans la jungle, terrible jungle, le lion dort ce soir… dans la jungle, paisible jungle, le lion dort ce soir… ohhhh. » Et il repartit d’un « wimebawoué, wimebawoué, wimebawoué » qui n’avait aucun sens, sorti du transistor de la cuisine, toujours branché sur les vieux tubes, sur WCBS… mais est-ce que des bribes décousues de vieux films ne venaient pas s’enrouler autour de ses souvenirs de cette chanson en particulier ? Pas une chanson tirée de Yankee Doodle Dandy [9] Yankee Doodle Dandy : film de Michael Curtiz, sorti en 1942, retraçant la vie du célèbre compositeur, acteur, danseur et chanteur George M. Cohan (surnommé « Yankee Doodle Dandy »), avec James Cagney dans le rôle-titre. ( N.d.T.)
, mais d’un autre film ? Avec des monstres effrayants ? Qu’il aurait vu quand il était encore tout petit, à peine sortis de ses
(lenges)
couches ?
« Près du village, joli village, le lion dort ce soir… près du village, paisible village, le lion dort ce soir… HOUH-oh, a-wi-mebawoué, a-wimebawoué… »
Il s’interrompit, le souffle court, se frottant le flanc. Il avait un point de côté, rien de bien grave, du moins pas encore assez douloureux pour l’arrêter. Mais cette matière visqueuse… visqueuse et verdâtre, suintant entre les carreaux… suintant à travers l’ancien enduit entre les carreaux de céramique foutus, parce qu’on était
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