— Alors tes ennuis sont terminés », énonça tranquillement une voix derrière elles.
Tous les muscles du corps de Cirocco se bandèrent. Elle se mordit les lèvres et fit un effort sur elle-même pour s’écarter du surplomb à gestes lents et prudents.
« Par ici. Je vous attendais. »
Assis sur une branche à trois mètres du sol, les pieds dans le vide, se tenait Calvin Greene.
Avant que Cirocco n’ait eu le temps de se remettre ils étaient assis en cercle et Calvin parlait.
« Je suis sorti pas loin de l’endroit où disparaît la rivière, disait-il. C’était il y a une semaine. Je vous ai entendues le deuxième jour.
— Mais pourquoi ne nous as-tu pas appelées ? » demanda Cirocco.
Calvin brandit les restes de son casque.
« Je n’ai plus de micro », expliqua-t-il en extirpant l’extrémité du fil coupé. « Je pouvais écouter mais pas émettre. J’ai attendu. J’ai mangé des fruits. Je me sentais tout simplement incapable de tuer le moindre animal. » Il ouvrit ses larges mains et haussa les épaules.
« Comment savais-tu que c’était le bon endroit pour attendre ? demanda Gaby.
— Je n’en savais rien, ça c’est sûr.
— Eh bien ! », dit Cirocco. Elle se claqua les cuisses et se mit à rire. « Eh bien, voyez-vous ça ! Juste quand on était sur le point de désespérer de rencontrer quelqu’un d’autre, nous tombons sur toi. C’est trop beau pour être vrai, hein, Gaby ?
— Hein ? Oh, ouais, c’est super.
— C’est chouette aussi de vous voir, les filles. Ça fait cinq jours maintenant que je vous écoute. Ça fait plaisir d’entendre une voix familière.
— Ça fait vraiment si longtemps ? »
Calvin tapota le chronomètre digital à son poignet.
« Il continue de fonctionner à la perfection. Dès que nous rentrerons j’enverrai une lettre au fabricant.
— À ta place, c’est à celui du bracelet que j’enverrais mes remerciements, dit Gaby. Le tien est en métal et le mien était en cuir. »
Calvin haussa les épaules. « Je m’en souviens. Il coûtait plus cher que mon salaire mensuel d’interne.
— Cela me paraît toujours trop long. Nous n’avons dormi que trois fois.
— Je sais bien. Bill et August ont également les mêmes difficultés pour estimer le temps. »
Cirocco leva les yeux.
« Bill et August sont vivants ?
— Ouais, j’ai pu les écouter. Ils sont en bas, au fond. Je peux vous indiquer l’endroit. Bill a une radio complète, tout comme vous. August n’a qu’un récepteur. Bill a relevé quelques points de repère avant d’indiquer par radio comment le retrouver. Il est resté deux jours à attendre et August l’a rejoint très vite. Maintenant ils appellent à intervalle régulier. Mais August ne réclame qu’April et elle pleure pas mal.
— Seigneur, haleta Cirocco. Je veux bien le croire. Tu n’as aucune idée de l’endroit où se trouve April, ou Gene ?
— Je crois avoir entendu Gene une fois. Il pleurait, comme l’a dit Gaby. »
Cirocco réfléchit, et fronça les sourcils.
« Pourquoi Bill ne nous a-t-il pas entendues, dans ce cas ? Il devait écouter, lui aussi.
— Ce doit être une question de visibilité radio, expliqua Calvin. La falaise faisait écran. J’étais le seul à pouvoir entendre les deux groupes mais sans possibilité d’agir.
— Alors il devrait nous entendre maintenant, si…
— Ne t’excite pas. À cette heure-ci ils dorment et ne t’entendront pas. Ces écouteurs font comme le bourdonnement d’un moucheron. Ils devraient se réveiller dans cinq ou six heures. » Son regard passa de l’une à l’autre. « Le mieux que vous ayez à faire, les filles, c’est de dormir un peu, vous aussi. Cela fait vingt-cinq heures que vous êtes debout. »
Cette fois-ci, Cirocco n’eut aucun mal à le croire. Elle savait qu’elle ne tenait que par l’excitation du moment ; ses paupières étaient lourdes. Mais elle ne pouvait pas céder tout de suite.
« Et toi, Calvin ? Est-ce que tu as eu des problèmes ? »
Il haussa un sourcil. « Des problèmes ?
— Tu sais très bien de quoi je veux parler. »
Il parut se replier sur lui-même.
« Je ne veux pas en parler. Jamais. »
Elle préféra ne pas insister. Il semblait apaisé, comme s’il était parvenu à un statu quo.
Gaby se leva et s’étira avec un énorme bâillement.
« Moi, je lève la séance, dit-elle. Où veux-tu t’étendre, Rocky ? »
Calvin se leva à son tour. « J’ai trouvé un coin que j’ai préparé, leur dit-il. Là-haut, dans l’arbre. Vous pouvez vous y mettre toutes les deux ; moi je resterai debout pour écouter Bill. »
C’était un nid d’oiseau fait de lianes et de brindilles. Calvin l’avait garni d’une substance duveteuse. Il y avait largement de la place mais Gaby choisit de rester tout près, comme les fois d’avant. Cirocco se demanda si elle devait y mettre un frein mais jugea que cela n’avait guère d’importance.
« Rocky ?
— Quoi ?
— Je voudrais que tu sois prudente avec lui. »
Cirocco émergea de son demi-sommeil.
« Mmmmph ? Calvin ?
— Il lui est arrivé quelque chose. »
Cirocco considéra Gaby d’un œil congestionné. « Essaie de dormir, Gaby, d’accord ? » Elle tendit la main pour lui tapoter la jambe.
« Fais gaffe, c’est tout », marmonna Gaby.
Si au moins il y avait quelque chose pour indiquer le matin, se dit Cirocco en bâillant. Ça faciliterait le réveil. Quelque chose comme un coq ou les rayons rasants du soleil.
Gaby était encore endormie. Elle se dégagea de son étreinte et se dressa sur la large branche.
Calvin n’était nulle part en vue. Le petit déjeuner était à portée de bras : un fruit pourpre de la taille d’un ananas. Elle en prit un et le mangea, écorces et pépins. Elle se mit à grimper.
C’était plus facile qu’il n’y paraissait. Elle montait aussi aisément que sur une échelle. Pas à dire, une pesanteur d’un quart de G avait du bon et cet arbre était idéal pour grimper : elle n’avait pas vu mieux depuis l’âge de huit ans. Le tronc noueux offrait des prises lorsque les branches étaient rares. Elle ajouta quelques égratignures à sa collection mais c’est un prix qu’elle était prête à payer.
Elle se sentait heureuse pour la première fois depuis son arrivée sur Thémis. Elle ne comptait pas ses rencontres avec Gaby et Calvin car ces instants d’émotion avaient frôlé l’hystérie. Elle se sentait bien, tout simplement.
« Bon dieu, ça fait même plus longtemps que ça », marmonna-t-elle. Elle n’était pas du genre lugubre. Il y avait même eu de bons moments à bord du Seigneur des Anneaux mais peu de franche rigolade. En cherchant dans ses souvenirs la dernière occasion où elle s’était sentie aussi bien, elle décida que c’était lors de la soirée où elle avait appris sa promotion de capitaine après sept ans d’efforts. Elle sourit à ce souvenir ; vraiment une très bonne soirée.
Mais bientôt, elle ne pensa plus à rien pour se laisser entièrement envahir par ses efforts : elle était consciente de chacun de ses muscles, du moindre pouce de sa peau. Escalader un arbre, sans aucun vêtement, lui procurait une étonnante sensation de liberté. Jusqu’à présent sa nudité n’avait été qu’une gêne, un danger. Elle l’appréciait maintenant. Elle sentait sous ses orteils la rugueuse texture de l’arbre, la souplesse des branches. Elle en aurait yodlé comme Tarzan.
À l’approche de la cime lui parvint un bruit nouveau. C’était un craquement répété en provenance d’un point invisible derrière le feuillage jaune-vert, devant elle et quelques mètres en dessous.
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