Mais sous ses longs cils, il observait la douzaine de filles qui s’ébattaient dans l’onde, espérant en voir une ou deux jeter un coup d’œil admiratif sur son long corps sombre et musclé. Noir sur brun, ses moustaches luisaient, ébouriffées par l’humidité. Ses cheveux formaient une aile sombre sur son dos. Il eut un sourire éclatant dans la lumière filtrée du soleil.
Mais aucune d’elles ne parut y prêter attention, il cessa de sourire. Elles étaient tout à leur partie de water-polo.
Ili , la sonnette de communication, tinta une fois encore, tandis qu’une brise artificielle apportait à ses narines un parfum de jasmin. Il soupira. Il désirait tant leur adoration. Pour son physique puissant, ses traits bien modelés. Il voulait qu’elles l’adorassent comme un homme et non comme un dieu.
Mais bien que son corps, un corps tout spécial et amélioré, lui permît des exploits qu’aucun mortel ne pouvait égaler, il se sentait toujours mal à l’aise en face d’un vétéran comme Çiva. Lequel, bien qu’il préférât un corps normal, séduisait infiniment plus les femmes. Tout se passait presque comme si le sexe transcendait la biologie ; et, autant qu’il essayât de faire disparaître ses souvenirs et de détruire cette part de son esprit, Brahma était né femme et, en quelque manière, était encore femme. Comme il haïssait ce sexe, il avait maintes fois choisi de s’incarner en un homme éminemment viril, et continuait cependant à sentir son imperfection, comme si la marque de son sexe véritable restait imprimée sur son front. Cela lui donnait envie de taper du pied et de faire des grimaces.
Il se leva et se dirigea d’un pas majestueux vers son pavillon, passant à côté d’arbres rabougris dont les branches tordues avaient une certaine beauté grotesque, de treillis où s’entrelaçaient des volubilis, d’étangs couverts de nénuphars bleus, de rangs de perles se balançant à des anneaux d’or blanc, de lampes en forme de jeunes filles, de trépieds où brûlait un encens à l’odeur âcre et de la statue à huit bras d’une déesse bleue qui jouait de sa veenaquand on prononçait les paroles voulues.
Brahma entra dans le pavillon. Se dirigea vers un écran de cristal autour duquel se tordait un Nâga, la queue entre les dents. Il déclencha le mécanisme pour répondre à l’appel. Quelques perturbations, une chute de neige sur l’écran, puis il se trouva face à face avec le grand prêtre de son temple de Mahartha. Le prêtre s’agenouilla et toucha trois fois le sol de son front orné du signe de sa caste.
— Des quatre ordres de dieux et des dix-huit phalanges du paradis, Brahma est le plus puissant. Créateur de tout, Seigneur du Ciel et de tout ce qui est au-dessous. Un lotus s’élance de votre nombril, vos mains barattent les océans, en trois enjambées vous faites le tour de l’univers. Le tonnerre de votre gloire frappe de terreur le cœur de vos ennemis. Dans votre main droite est la roue de la loi. Vous entravez les catastrophes avec un serpent pour corde. Salut ! Daignez accepter les prières de votre prêtre. Bénissez-moi et écoutez-moi, Brahma !
— Relève-toi… prêtre, fit Brahma, qui avait oublié son nom. Quelle affaire importante t’a poussé à m’appeler ?
Le prêtre se releva, jeta un rapide coup d’œil à Brahma, dont le corps ruisselait d’eau et détourna les yeux.
— Seigneur, je ne voulais pas vous appeler pendant que vous étiez au bain, mais il y a ici un de vos adorateurs qui voudrait vous parler pour une affaire que je juge de la plus haute importance.
— Un de mes adorateurs ! Dis-lui que Brahma entend tout, et envoie-le me prier à la manière ordinaire, dans le temple.
La main de Brahma se tendit vers l’interrupteur, puis recula.
— Comment se fait-il qu’il connaisse la ligne du temple au Ciel ? Et la communication directe entre les saints et les dieux ?
— Il dit qu’il est un des Premiers et que je dois transmettre ce message : Sam voudrait parler à la Trimûrti.
— Sam ? Mais ce ne peut pas être… ce Sam-là !
— Il est connu ici sous le nom de Siddharta, celui qui lia les démons.
— Attends mon bon plaisir en chantant les hymnes appropriés des Védas.
— Je vous ai entendu, Seigneur, fit le prêtre, et il se mit à chanter.
Brahma alla dans une autre partie du pavillon et se tint un moment devant sa garde-robe, se demandant quel costume il pourrait bien mettre.
Le prince s’entendit appeler et cessa de contempler l’intérieur du temple. Il se tourna vers le prêtre dont il avait oublié le nom. Celui-ci lui fit signe de le suivre dans un couloir. Le couloir menait dans un entrepôt. Le prêtre tâtonna pour trouver un loquet caché, puis tira à lui une rangée d’étagères qui s’ouvrirent comme une porte.
Le prince franchit cette porte. Il se retrouva dans un sanctuaire somptueusement décoré. Un écran lumineux était suspendu au-dessus de l’autel-console de commande, entouré d’un Nâga de bronze tenant sa queue entre ses dents.
Le prêtre s’inclina trois fois.
— Salut, maître de l’univers, le plus puissant parmi les quatre ordres de dieux et les dix-huit phalanges du paradis.
De votre nombril sort le lotus, votre main baratte les océans, en trois enjambées…
— Je reconnais la vérité de ce que tu dis, répliqua Brahma. Tu es entendu, tu es béni. Tu peux nous laisser à présent.
— Je peux…
— Oui. Sam t’a sans aucun doute payé pour avoir une ligne privée, non ?
— Seigneur…
— Assez. Pars.
Le prêtre s’inclina vivement et sortit, en refermant derrière lui le mur des étagères.
Brahma observa Sam. Lequel portait des culottes de cheval sombres, un khameezbleu ciel, le turban bleu-vert de Terrath ; le fourreau vide de son épée pendait à une ceinture faite d’une chaîne de fer.
Sam observa l’autre à son tour. Brahma se détachait sur un fond sombre. Il portait une cape de plumes sur une légère cotte de mailles. La cape était retenue à la gorge par une agrafe d’opale de feu. Il avait une couronne pourpre, constellée d’améthystes lumineuses, dans sa main droite un sceptre sur lequel étaient montées les neuf pierres précieuses propices. Ses yeux étaient deux taches sombres dans son visage sombre. Autour de lui flottaient les doux sons d’une veena.
— Sam ?
Sam acquiesça d’un hochement de tête.
— J’essaie de deviner ton identité véritable, Brahma, mais j’avoue que je n’y arrive pas.
— C’est heureux, quand on doit être un dieu qui fut, est et sera éternellement.
— Quels beaux vêtements tu portes ! Tout à fait charmant.
— Merci. Il m’est difficile de croire que tu existes encore, En vérifiant, j’ai vu que tu n’as pas demandé de corps neuf depuis un demi-siècle. C’est prendre de grands risques.
— La vie est pleine de risques, d’incertitudes, tout est affaire de chance, fit Sam en haussant les épaules.
— C’est vrai. Je t’en prie, assieds-toi, mets-toi à l’aise.
Sam tira un fauteuil. Une fois assis, il leva de nouveau les yeux. Brahma était à présent sur un haut trône de marbre rouge sculpté ; un parasol de même couleur se déployait au-dessus de lui.
— Ça n’a pas l’air bien confortable.
— Il y a des coussins de caoutchouc mousse, fit le dieu en souriant. Tu peux fumer, si tu veux.
— Merci, fit Sam et il tira sa pipe de l’escarcelle attachée à sa ceinture.
— Qu’es-tu devenu depuis le temps où tu as quitté les hauteurs du Ciel ?
— J’ai cultivé mon jardin.
— Nous aurions pu t’utiliser ici dans nos serres hydroponiques. C’est même peut-être encore possible. Parle-moi un peu de ton séjour parmi les hommes.
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