– Si je n'étais pas obligée de jouer, dit Elinor, je m'offrirais bien volontiers pour cet ouvrage, d'autant plus que j'aurais désiré apprendre de vous à faire ces jolis paniers.
– Eh bien, ma chère, nous vous laisserons libre, dit lady Middleton, qui tremblait que sa petite Selina n'eût pas tout ce dont elle avait envie. N'est-ce pas, mesdames, nous jouerons fort bien nous trois, en laissant un jeu découvert? Puisque vous voulez bien aider à Lucy, ma chère Elinor, Selina en sera fort reconnaissante. Je n'aime pas à la faire pleurer; cela dérange sa jolie physionomie… Ne le trouvez-vous pas?
Les choses s'arrangèrent ainsi: la partie à trois commença gaîment. Maria touchait son piano comme si elle eût été seule dans le salon. La table d'ouvrage était assez éloignée pour qu'Elinor pût espérer de n'être pas entendue; les deux belles rivales s'assirent donc à côté l'une de l'autre dans la plus touchante harmonie pour travailler ensemble au panier de Sélina.
Elinor rassembla toutes ses forces et commença ainsi: Je ne mériterais pas la confiance dont vous m'avez honorée, mademoiselle, si je n'avais aucun désir de la conserver, et si je ne m'intéressais à vous. Je ne vous fais donc nulle excuse de reprendre l'entretien de l'autre jour.
– Je vous remercie, dit vivement Lucy, de m'en parler la première; vous me mettez tout-à-fait à mon aise. Je craignais de vous avoir offensée, et je n'osais plus entamer un sujet qui ne peut avoir beaucoup d'intérêt pour vous.
– M'offenser! dit Elinor; comment pouvez-vous le supposer? Jamais ce ne fut mon intention de vous donner cette idée. Quel motif auriez-vous pu avoir pour cette confiance qui ne fut pas peu honorable et peu flatteuse pour moi?
– Et cependant, je vous assure, reprit Lucy, (ses petits yeux plus perçans que jamais fixés sur Elinor) je vous assure qu'il m'a semblé que vous l'aviez reçue avec une froideur, un déplaisir qui me fit un vrai chagrin. Vous aviez l'air fâchée contre moi; et je m'étais vivement reproché de vous avoir ennuyée de mes affaires; mais je suis enchantée de trouver que cette crainte était imaginaire et que je n'ai pas encouru votre blâme. Si vous saviez quelle consolation j'éprouve à vous ouvrir mon cœur, à pouvoir vous parler de ce qui m'occupe sans cesse! je connais assez votre bonté pour être sûre de votre indulgence.
– Je comprends très-bien, dit Elinor, le plaisir qu'on trouve à parler de ce qu'on aime, et soyez assurée que vous n'aurez jamais sujet de vous en repentir. Votre situation est malheureuse; vous semblez entourée de difficultés, et vous avez besoin de votre mutuelle affection pour la supporter. M. Ferrars à ce que je crois dépend entièrement de sa mère.
– Il a seulement deux mille pièces à lui. Ce serait une folie de se marier avec cela; quoique de mon côté je renoncerais à la fortune de sa mère sans un soupir. Je suis accoutumée à vivre sur un mince revenu, et je supporterais même la pauvreté avec lui, mais je l'aime trop pour vouloir le priver de tout ce que sa mère fera pour lui, si elle le marie à son gré. Il nous faut donc attendre, et peut-être plusieurs années encore. Avec tout autre homme qu'avec Edward ce délai serait inquiétant, mais je me repose entièrement sur son amour et sur sa constance.
– Cette conviction est tout pour vous, et sans doute M. Ferrars attend la même chose de vous. Si la constance de l'un des deux s'était démentie, comme il n'est que trop souvent arrivé, l'autre aurait été bien à plaindre.
Lucy la regarda encore de manière à la déconcerter, si Elinor n'avait pas rassemblé d'avance toutes ses forces pour que sa contenance ne pût donner aucun soupçon. – L'amour d'Edward, dit Lucy, a été mis à de grandes épreuves par de bien longues absences depuis notre engagement, et il les a si bien soutenues, que je serais impardonnable d'en douter un instant; je puis affirmer qu'il ne m'a jamais donné une minute d'alarme ou d'inquiétude. Elinor sourit et soupira à cette assertion; Lucy n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua. Je suis jalouse par caractère, dit-elle, et nos différentes situations, lui vivant dans le grand monde et moi si retirée, et nos continuelles séparations auraient pu facilement réveiller ma jalousie. La plus légère altération dans sa conduite avec moi, une tristesse dont je n'aurais pu deviner la cause, ou s'il avait parlé d'une femme avec plus d'intérêt que de toutes les autres, ou si je l'avais vu moins heureux que de coutume à Longstaple, tout cela m'aurait d'abord mise sur le chemin de la vérité, et je suis sûre qu'il lui serait impossible de me tromper.
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