Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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— Tout ça date de quand j'étais jeune. Ça t'ira bien.

Il choisit pour moi. Il me tendit une chemise qui valait à coup sûr le prix d'une parcelle de terrain, un costume trois pièces taillé sur mesure à Londres et des chaussures italiennes qui n'auraient pas déparé la garde-robe du patron. Je m'habillai en silence pendant que Vidal m'observait d'un air songeur.

— Un peu large d'épaules, mais il faudra t'en contenter, déclara-t-il en me tendant une paire de boutons de manchette en saphir.

— Que vous a dit l'inspecteur ?

— Tout…

— Et vous l'avez cru ?

— Qu'importe ce que je crois ?

— C'est important pour moi.

Vidal s'assit sur une banquette rangée contre un mur couvert de miroirs jusqu'au plafond.

— Dis-moi que tu sais où est Cristina.

Je fis signe que oui.

— Elle est vivante ?

Très lentement, je hochai affirmativement la tête. Vidal sourit faiblement. Puis il se mit à pleurer en laissant échapper un gémissement qui montait du plus profond de son corps. Je m'assis près de lui et le serrai dans mes bras.

— Pardonnez-moi, don Pedro, pardonnez-moi…

Plus tard, alors que le soleil commençait à descendre sur l'horizon, don Pedro ramassa mes vieux vêtements et les jeta dans le feu. Avant de livrer le manteau aux flammes, il en retira l'exemplaire des Pas dans le ciel et me le tendit.

— Des deux livres que tu as écrits l'an dernier, c'était celui-là le bon.

Je l'observai qui remuait mes vêtements dans le feu.

— Quand vous en êtes-vous rendu compte ?

Vidal haussa les épaules.

— Même un imbécile vaniteux est difficile à duper longtemps, David.

Je ne parvins pas à savoir s'il y avait de la rancœur dans sa voix ou seulement de la tristesse.

— Je croyais vous aider, don Pedro.

— Je sais.

Il me sourit sans animosité.

— Pardonnez-moi, murmurai-je.

— Tu dois quitter la ville. Il y a un cargo amarré au quai de San Sebastián qui appareille à minuit. Tout est réglé. Demande le capitaine Olmo. Il t'attend. Prends une voiture dans le garage. Tu pourras la laisser sur le quai. Pep ira la chercher demain. Ne parle à personne. Ne retourne pas chez toi. Tu auras besoin d'argent…

— J'ai ce qu'il me faut, mentis-je.

— On n'en a jamais assez. Quand tu débarqueras à Marseille, Olmo t'accompagnera dans une banque et te fera remettre cinquante mille francs.

— Don Pedro…

— Écoute-moi. Ces deux hommes que, d'après Grandes, tu as tués…

— Marcos et Castelo. Je crois qu'ils travaillaient pour votre père, don Pedro.

Vidal nia.

— Ni mon père ni ses avocats ne traitent jamais avec des subalternes, David. Comment crois-tu que ces deux-là savaient où te trouver dans les trente minutes qui ont suivi ton départ du commissariat ?

La froide évidence s'étala sous mes yeux, transparente.

— Par mon ami, l'inspecteur Victor Grandes.

Vidal acquiesça.

— Grandes t'a laissé sortir parce qu'il ne voulait pas se salir les mains dans le commissariat. Tu n'en étais pas sitôt parti que ses deux hommes étaient déjà sur ta piste. Ta mort était programmée. « Soupçonné d'assassinat, il s'enfuit et est abattu en résistant à son arrestation. »

— Comme au bon vieux temps de la rubrique des faits divers.

— Certaines choses ne changent jamais, David. Tu devrais le savoir mieux que personne.

Il ouvrit son armoire et me tendit un manteau neuf, jamais porté. Je l'acceptai et glissai le livre dans la poche intérieure. Vidal me sourit.

— C'est la première fois que je te vois bien habillé.

— Ça vous allait mieux, don Pedro.

— Je n'en doute pas.

— Don Pedro, il y a beaucoup de choses que…

— Aujourd'hui ça n'a plus d'importance, David. Tu ne me dois aucune explication.

— Je vous dois beaucoup plus qu'une explication.

— Alors parle-moi d'elle.

Vidal me regardait avec des yeux désespérés, me suppliant de lui mentir. Nous nous assîmes dans le salon, face aux fenêtres d'où l'on dominait tout Barcelone, et je lui mentis de toute mon âme. Je lui racontai que Cristina avait loué un petit appartement sous les toits d'un immeuble de la rue Soufflot sous le nom de Mme Vidal, et qu'elle m'attendrait tous les jours vers quatre heures de l'après-midi devant le bassin du jardin du Luxembourg. Je lui racontai qu'elle parlait sans cesse de lui, qu'elle ne l'oublierait jamais et qu'après toutes les années passées près de lui, jamais elle ne pourrait combler son absence. Don Pedro hochait la tête, le regard perdu dans le lointain.

— Tu dois me promettre de prendre soin d'elle, David. De ne jamais la quitter. Quoi qu'il puisse arriver, tu resteras auprès d'elle.

— Je vous le promets, don Pedro.

Dans la lumière pâle de cette fin d'après-midi, c'est à peine si je reconnaissais, dans cet homme vieilli et vaincu, malade de souvenirs et de remords, celui qui n'avait jamais cru en rien et auquel ne restait plus désormais que le secours de la crédulité.

— J'aurais aimé être un meilleur ami pour toi, David.

— Vous avez été le meilleur des amis, don Pedro. Vous avez été beaucoup plus que cela.

Vidal tendit le bras et me prit la main. Il tremblait.

— Grandes m'a parlé de cet homme, celui que tu appelles le patron… Il prétend que tu as une dette envers lui et que la seule manière de la payer est de lui livrer une âme pure…

— Ce sont des absurdités, don Pedro. N'en tenez pas compte.

— Une âme salie et fatiguée comme la mienne ne te servirait pas ?

— Je ne connais pas d'âme plus pure que la vôtre, don Pedro.

Il sourit.

— Si je pouvais l'échanger contre celle de ton père, je le ferais, David.

— Je le sais.

Il se leva et contempla le crépuscule qui s'abattait sur la ville.

— Tu devrais te mettre en route. Va au garage et prends une voiture. Celle que tu voudras. Je vais voir si j'ai un peu d'argent liquide.

J'acquiesçai et pris le manteau. Je sortis dans le jardin et me dirigeai vers les remises. Le garage de la villa Helius abritait deux automobiles étincelantes comme des carrosses royaux. Je choisis la plus discrète, une Hispano-Suiza noire qui apparemment n'avait pas roulé plus de deux ou trois fois et sentait encore le neuf. Je m'installai au volant et démarrai. Je la sortis du garage et attendis dans la cour. Une minute s'écoula et, voyant que don Pedro n'arrivait pas, je descendis de voiture en laissant le moteur tourner. Je retournai dans la maison pour lui faire mes adieux et lui répéter qu'il ne s'inquiète pas pour l'argent, que je me débrouillerais. En traversant le vestibule, je me rappelai avoir laissé mon arme sur la petite table. Je voulus la reprendre, mais elle n'y était plus.

— Don Pedro ?

La porte donnant sur le salon était entrouverte. J'allai sur le seuil et le vis au milieu de la pièce. Il porta le revolver de mon père à la hauteur de sa poitrine et posa le canon sur son cœur. Je courus vers lui, mais la détonation couvrit mes cris. L'arme lui tomba des mains. Son corps fut projeté contre le mur et glissa lentement jusqu'au sol, laissant une traînée écarlate sur le marbre. Je tombai à genoux près de lui et le pris dans mes bras. Le coup avait ouvert dans ses vêtements un trou fumant d'où jaillissait à gros bouillons un sang noir et épais. Don Pedro me regardait fixement dans les yeux, tandis que son sourire se remplissait de sang et que son corps cessait de trembler et s'affaissait, dans une odeur de poudre et de malheur.

23.

Je revins à la voiture et posai mes mains souillées de sang sur le volant. J'avais du mal à respirer. J'attendis une minute, puis je baissai le levier du frein. La tombée de la nuit avait couvert le ciel d'un suaire rouge sous lequel battaient les lumières de la ville. Je partis vers le bas de la rue, abandonnant derrière moi la silhouette de la villa Helius sur le haut de la colline. Arrivé dans l'avenue Pearson, je fis halte et regardai dans le rétroviseur. Une voiture tournait au coin d'une ruelle cachée et se postait à une cinquantaine de mètres. Les phares étaient éteints. Victor Grandes.

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