Il repartit en ville et finit son milk-shake au volant. La maison dont il refaisait la peinture ces jours-ci était située dans son quartier, et il s’arrêta devant et admira son œuvre. La peinture avait un peu bavé sur les encadrements de fenêtres, mais rien qu’un petit coup de racloir ne puisse résoudre. Les façades impeccables. Pas une éclaboussure sur le toit à première vue. Il avait prévu de revenir bosser encore une ou deux heures, mais le milk-shake lui pesait sur l’estomac et il se dit que ça pouvait attendre. Inutile de se précipiter, de toute façon, tant qu’il n’avait pas trouvé une autre maison à repeindre après celle-ci.
Il redémarra et roula au hasard des rues de la ville et, comme chaque fois dans ces moments-là, il se mit à songer à Boyd. Ils s’étaient croisés deux, trois fois sur la route et ils s’étaient fait signe mais ça s’était arrêté là. Parfois, la nuit, quand il n’arrivait pas à fermer l’œil, il repensait à ce qu’il avait demandé à Boyd et il se sentait coupable. Si jamais il se passait quelque chose, c’était son vieux copain qui risquait le plus gros. Mais il revoyait alors Maben, exilée dans ce monde de ténèbres et de silence, les yeux fermés, et il n’y avait rien d’autre à faire qu’espérer que personne ne parlerait plus jamais de cette histoire. Il avait entendu dire que le shérif avait fini par partir à la retraite, vaincu par la frustration de l’enquête, et à tout prendre il n’aurait pas pu imaginer signe plus rassurant.
Pourtant, quelque chose continuait de le travailler. Comme s’il craignait d’être inconséquent et irresponsable en s’autorisant à laisser passer ne serait-ce qu’une seule journée sans rester sur ses gardes. Il dormait très peu et, chaque fois qu’il se l’autorisait, ses rêves le ramenaient à cette cellule et les visions qui le hantaient semblaient parfois si réelles qu’il ressentait en se réveillant la même angoisse que là-bas à l’époque, tous les matins, au moment où le bruit des hommes et du métal le tirait brutalement de son sommeil. Mais, dans ses rêves, il ne quittait jamais sa cellule, et il était seul dans la prison, et la lumière était toujours grise et il entendait en permanence une voix féminine qui l’appelait et il ne parvenait jamais à trouver d’où provenait cette voix. La voix d’une femme rongée par l’inquiétude et qui l’appelait certaines nuits, mais d’autres nuits, les pires, cette voix qu’il entendait en rêve était spectrale. Un gémissement dans le noir. Se réverbérant en écho sur les parois de la prison vide et il ne savait jamais si ce fantôme était là pour l’aider ou si c’était lui au contraire qui était censé l’aider et alors il se réveillait en panique.
Il repensait à ce rêve en sillonnant les rues familières de sa ville et il pensait à Boyd et il imaginait qu’un jour peut-être, alors qu’ils se trouveraient tous chez son père, une armada de voitures déboulerait dans l’allée toutes sirènes hurlantes. Il alluma une cigarette et sortit le bras par la vitre ouverte. Songea à retourner chez son père et à attaquer le bourbon un peu plus tôt que d’habitude. S’asseoir sur la véranda, regarder le jour décliner et le soir tomber sur la terre comme une couverture descendue la border pour la nuit. Quelques minutes plus tard, il tourna dans l’allée et il lâcha l’accélérateur et laissa le pick-up terminer sa course en silence sur le gravier, espérant voir ce qu’ils faisaient avant qu’ils ne le remarquent.
Il s’approcha et les vit tous les quatre dans le jardin derrière la maison. Annalee et Mitchell et Consuela debout. Maben assise à côté d’eux. Ils avaient enlevé le drap qui recouvrait la statue et chacun le tenait par un coin et ils le secouaient, le faisant ondoyer dans les airs telle une grande vague blanche. Russell descendit du pick-up, s’avança vers eux puis s’arrêta. Annalee le vit et l’appela. Viens, dit-elle. On va te faire une petite place. Il demeura immobile à les observer un moment et puis il vit la Vierge Marie. Le soleil était bas dans le ciel rougeoyant derrière elle et son ombre s’étirait à leurs pieds. Il lui sembla qu’elle se penchait vers eux, les bras grands ouverts, comme pour les accueillir tous dans une même étreinte. Comme pour leur dire venez. Venez dans mes bras.
Merci à Birney Imes, Maridith Geuder, Matthew Guinn, Andrew Kelly, Erinn Holloway, Sean Doyle, Daniel Woodrell, Jason Richman et Yuli Masinovsky. Un remerciement tout particulier à Lee Boudreaux et à l’équipe des éditions Lee Boudreaux Books et Little, Brown. Ainsi qu’à Ellen Levine, arrivée pile au bon moment. Merci, enfin, à Sabrea, puisses-tu ne jamais te lasser de me porter.