Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.
Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.
Ils vinrent alors le saluer, chacun à son tour, avec un air d'humilité qui n'excluait point un regard plein d'intelligence et d'audace, adressé au roi lui seul, comme pour lui dire:
– Sous l'enveloppe le cœur brûle.
Henri répondit par un signe de tête, puis introduisant l'index et le pouce dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une pièce.
– Eh! fit Chicot, vous savez que c'est de l'or, sire?
– Oui, mon ami, je le sais.
– Peste! vous êtes riche.
– Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces pièces d'or me servent à deux aumônes? Je suis pauvre, au contraire, Chicot, et je suis forcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui dure.
– C'est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pièces sont des moitiés de pièces coupées avec des dessins capricieux.
– Oh! je suis comme mon frère de France, qui s'amuse à découper des images: j'ai mes tics. Je m'amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner mes ducats. Un Béarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.
– C'est égal, sire, dit Chicot en secouant la tête, car il devinait quelque nouveau mystère caché là-dessous; c'est égal, voilà une singulière façon de faire l'aumône.
– Tu ferais autrement, toi?
– Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de séparer chaque pièce, je la donnerais entière en disant: Voilà pour deux!
– Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire du bien.
– Enfin! murmura Chicot, résumant par ce mot, qui est la quintessence de toutes les philosophies, son opposition aux idées bizarres du roi.
Henri prit donc une demi-pièce d'or dans la bourse, et, se plaçant devant le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans l'interroger du regard.
– Agen, dit celui-ci en s'inclinant.
– Combien? demanda le roi.
– Cinq cents.
– Cahors. Et il lui remit la pièce et en prit une autre dans la bourse.
Le mendiant salua plus bas encore que la première fois, et s'éloigna.
Il fut suivi d'un autre qui salua avec humilité.
– Auch, dit-il en saluant.
– Combien?
– Trois cent cinquante.
– Cahors. Et il lui remit la seconde pièce, et en prit une autre dans la bourse.
Le second disparut comme le premier. Un troisième s'approcha et salua.
– Narbonne, dit-il.
– Combien?
– Huit cents.
– Cahors. Et il lui remit la troisième pièce et en prit une autre dans la bourse.
– Montauban, dit un quatrième.
– Combien?
– Six cents.
– Cahors.
Tous enfin, s'approchant et en saluant, prononcèrent un nom, reçurent l'étrange aumône, et accusèrent un chiffre dont le total monta à huit mille.
À chacun d'eux Henri répondit: Cahors, sans qu'une seule fois l'accentuation de sa voix variât dans la prononciation du mot.
La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pièces dans la bourse, plus de mendiants dans la cour.
– Voilà, dit Henri.
– C'est tout, sire?
– Oui, j'ai fini.
Chicot tira le roi par la manche.
– Sire? dit-il.
– Eh bien!
– M'est-il permis d'être curieux?
– Pourquoi pas? La curiosité est chose naturelle.
– Que vous disaient ces mendiants? et que diable leur répondiez-vous?
Henri sourit.
– C'est qu'en vérité, tout est mystère ici.
– Tu trouves?
– Oui; je n'ai jamais vu faire l'aumône de cette façon.
– C'est l'habitude à Nérac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe: Chaque ville a son usage.
– Singulier usage, sire.
– Non, le diable m'emporte! et rien n'est plus simple; tous ces gens que tu vois courent le pays pour recevoir des aumônes; mais ils sont tous d'une ville différente.
– Après, sire?
– Eh bien! pour que je ne donne pas toujours au même, ils me disent le nom de leur ville; de cette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis répartir également mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux de toutes les villes de mon État.
– Voilà qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu'ils vous disent; mais pourquoi à tous répondez-vous Cahors?
– Ah! répliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joué; je leur ai répondu: Cahors?
– Parbleu!
– Tu crois?
– J'en suis sûr.
– C'est que, vois tu, depuis que nous avons parlé de Cahors j'ai toujours ce mot à la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu'on ne peut avoir et qu'on désire ardemment: on y songe, et on les nomme en y songeant.
– Hum! fit Chicot en regardant avec défiance du côté par où les mendiants avaient disparu; c'est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire; il y a encore, outre cela…
– Comment! il y a encore quelque chose?
– Il y a ce chiffre que chacun prononçait, et qui, additionné, fait un total de plus de huit mille.
– Ah! quant à ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n'ai pas compris, à moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par corporations, à moins qu'ils n'aient accusé le chiffre des membres de chacune de ces corporations, ce qui me paraît probable.
– Sire! sire!
– Viens souper, mon ami; rien n'ouvre l'esprit, à mon avis, comme de manger et de boire. Nous chercherons à table, et tu verras que si mes pistoles sont rognées, mes bouteilles sont pleines.
Le roi siffla un page et demanda son souper.
Puis, passant familièrement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans son cabinet, où le souper était servi.
En passant devant l'appartement de la reine, il jeta les yeux sur les fenêtres et ne vit pas de lumière.
– Page, dit-il, Sa Majesté la reine n'est-elle point au logis?
– Sa Majesté, répondit le page, est allée voir mademoiselle de Montmorency, que l'on dit fort malade.
– Ah! pauvre Fosseuse, dit Henri; c'est vrai, la reine est un bon cœur. Viens souper, Chicot, viens.
LI La vraie maîtresse du roi de Navarre
Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n'avoir plus rien dans la pensée ni sur le cœur, et quand il était dans ces dispositions d'esprit, c'était un excellent convive que le Béarnais.
Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d'inquiétude qui l'avait pris à l'apparition de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait suivi dans la cour, qui s'était augmenté à la distribution de l'or aux mendiants, et qui ne l'avait pas quitté depuis.
Henri avait voulu que son compère Chicot soupât seul à seul avec lui; à la cour du roi Henri, il s'était toujours senti un grand faible pour Chicot, un de ces faibles comme en ont les gens d'esprit pour les gens d'esprit; et Chicot, de son côté, sauf les ambassades d'Espagne, les mendiants à mot d'ordre et les pièces d'or rognées, Chicot avait une grande sympathie pour le roi de Navarre.
Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon convive, Chicot résolut de se ménager un peu, lui, de façon à ne rien laisser passer de ce que la liberté du repas et la chaleur des vins inspiraient de saillies au Béarnais.
Henri but sec, et il avait une façon d'entraîner ses convives qui ne permettait guère à Chicot de rester en arrière de plus d'un verre de vin sur trois.
– Mais c'était, on le sait, une tête de fer que la tête de mons Chicot.
Quant à Henri de Navarre, tous ces vins étaient vins de pays, disait-il, et il les buvait comme petit-lait.
Tout cela était assaisonné de force compliments qu'échangeaient entre eux les deux convives.
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