Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieux prince, devaient arriver par le train du soir.
«Alexandre ne viendra pas, croyez-moi, disait la princesse: il prétend qu’on ne doit pas troubler la liberté de deux jeunes mariés.
– Papa nous abandonne; grâce à ce principe, nous ne le voyons plus, dit Kitty; et pourquoi nous considère-t-il comme de jeunes mariés, quand nous sommes déjà d’anciens époux?»
Le bruit d’une voiture dans l’avenue interrompit la conversation.
«C’est Stiva, cria Levine, et je vois quelqu’un auprès de lui, ce doit être papa; Gricha, courons au-devant d’eux.»
Mais Levine se trompait; le compagnon de Stépane Arcadiévitch était un beau gros garçon, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants, nommé Vassia Weslowsky, parent éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau monde de Moscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement troublé du désenchantement causé par sa présence; il salua gaiement Levine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois, et enleva Gricha pour l’installer dans la calèche.
Levine suivit à pied: contrarié de ne pas voir le prince, qu’il aimait, il l’était plus encore de l’intrusion de cet étranger dont la présence était parfaitement inutile; cette impression fâcheuse s’accrut en voyant Vassia baiser galamment la main de Kitty devant les personnes assemblées sur le perron.
«Nous sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit le jeune homme, serrant une seconde fois la main de Levine.
– Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant sa belle-mère et en embrassant sa femme et ses enfants, y a-t-il du gibier? Nous arrivons avec des projets meurtriers, Weslowsky et moi. Comme te voilà bonne mine, Dolly!» dit-il, baisant la main de celle-ci et la lui caressant d’un geste affectueux.
Levine, si heureux tout à l’heure, considérait cette scène avec humeur.
«Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier, pensait-il, et de quoi Dolly est-elle si contente, puisqu’elle ne croit plus à son amour?» Il fut vexé de l’accueil gracieux fait à Weslowsky par la princesse; la politesse de Serge Ivanitch pour Oblonsky lui parut hypocrite, car il savait que son frère ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en haute estime. Warinka, à son tour, lui fit l’effet d’une sainte nitouche , capable de se mettre en frais pour un étranger, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais son mécontentement fut au comble quand il vit Kitty répondre au sourire de ce personnage qui considérait sa visite comme un bonheur pour chacun; c’était le confirmer dans cette sotte prétention.
Il profita du moment où l’on rentrait en causant avec animation pour s’esquiver. Kitty, s’étant aperçue de la mauvaise humeur de son mari, courut après lui, mais il la repoussa, déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais ses occupations n’avaient eu plus d’importance à ses yeux que ce jour-là.
Levine rentra lorsqu’on le fit avertir que le souper était servi; il trouva Kitty et Agathe Mikhaïlovna debout sur l’escalier, se concertant sur les vins à offrir.
«Pourquoi tout ce « fuss » [5], qu’on serve le vin ordinaire.
– Non, Stiva n’en boit pas. Qu’as-tu, Kostia?» demanda Kitty, cherchant à le retenir; mais il ne l’écouta pas, et continua son chemin à grands pas vers le salon, où il se hâta de prendre part à la conversation.
«Eh bien, allons-nous demain à la chasse? lui demanda Stépane Arcadiévitch.
– Allons-y, je vous en prie, dit Weslowsky penché sur sa chaise et assis sur l’une de ses jambes.
– Volontiers; avez-vous déjà chassé cette année? répondit Levine s’adressant à Vassia avec une fausse cordialité que Kitty lui connaissait. Je ne sais si nous trouverons des bécasses, mais les bécassines abondent. Il faudra partir de bonne heure; cela ne te fatiguera pas, Stiva?
– Jamais; je suis prêt si tu veux à ne pas dormir de la nuit.
– Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec une certaine ironie, aussi bien que d’empêcher le sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas, je me retire.
– Non, Dolly, s’écria Stépane Arcadiévitch, allant s’asseoir auprès de sa femme, reste un moment encore, j’ai tant de choses à te raconter. Sais-tu que Weslowsky a vu Anna? Elle habite à 70 verstes d’ici seulement; il ira chez elle en nous quittant; je compte y aller aussi.
– Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadievna?» demanda Dolly à Vassinka qui s’était rapproché des dames et s’était placé à côté de Kitty à la table du souper.
Levine, tout en causant avec la princesse et Warinka, s’aperçut de l’animation de ce petit groupe; il crut à un entretien mystérieux, et la physionomie de sa femme en regardant la jolie figure de Vassinka lui sembla exprimer un sentiment profond.
«Leur installation est superbe, racontait celui-ci avec vivacité, et l’on se sent à l’aise chez eux. Ce n’est pas à moi de les juger.
– Que comptent-ils faire?
– Passer l’hiver à Moscou, je crois.
– Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu? demanda Oblonsky au jeune homme.
– En juillet.
– Et toi? demanda-t-il à sa femme.
– Quand tu seras parti; j’irai seule, cela ne gênera personne, et je tiens à voir Anna; c’est une femme que je plains et que j’aime.
– Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty?
– Moi? qu’irais-je faire chez elle? dit Kitty, que cette question fit rougir de contrariété.
– Vous connaissez Anna Arcadievna? demanda Weslowsky, c’est une femme bien séduisante.
– Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus; et, jetant un coup d’œil à son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. «Ainsi tu vas demain à la chasse?» lui demanda-t-elle.
La jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.
«Certainement, répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.
– Passez plutôt la journée de demain avec nous; Dolly n’a guère profité de la visite de son mari.»
Levine traduisit ainsi ces mots: «Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable étranger.» Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence, s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.
«Comment ose-t-il se permettre de la regarder ainsi!» pensa Levine, pâle de colère.
«À demain la chasse, n’est-ce pas?» demanda innocemment Vassinka, et il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude, une de ses jambes sous lui.
Emporté par la jalousie, Levine se voyait déjà dans la situation d’un mari trompé, qu’une femme et son amant cherchent à exploiter dans l’intérêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de chasse, et lui promit d’un air affable d’organiser leur départ pour le lendemain. La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures de son gendre en conseillant à Kitty d’aller se coucher; mais, pour achever d’exaspérer Levine, Vassinka, souhaitant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta de lui baiser la main.
«Ce n’est pas reçu chez nous», dit brusquement Kitty en retirant sa main.
Comment avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se permettre de pareilles familiarités? et comment pouvait-elle aussi maladroitement lui témoigner sa désapprobation?
Oblonsky, mis en gaieté par quelques verres de bon vin, se sentait d’humeur poétique.
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