Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait reculé de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d’une pâleur de morte. Et pendant que le moine parlait, elle se disait:
– C’est sa voix! C’est lui! Et il est mort! Et c’est sa voix de raillerie et de force! C’est sa voix que je hais et… que j’aime!…
Elle demeurait immobile, frappée d’une stupeur affreuse, transportée dans le délire d’un rêve, et se répétant:
– Il est mort! Je suis sûr qu’il est mort!… Et c’est lui qui me parle!…
À ce moment, et comme le moine prononçait les derniers mots, il rabattit son capuchon, et la tête de Pardaillan apparut.
Fausta vit cette tête pâle, où éclatait une formidable ironie nuancée de pitié. Un frémissement la bouleversa. Pendant quelques secondes, le sang des Borgia qu’elle portait dans ses veines reprit cette folie tueuse qu’il avait eue chez Lucrèce. Sa raison s’effondra. Le délire du meurtre, l’appétit de tuer se déchaînèrent en elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper.
Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste!… Et il était mort peut-être!… Cela dura un éclair.
Cette immobilité de spectre sauva Pardaillan. Les bras de Fausta se détendirent. L’esprit de Lucrèce qui venait de palpiter en elle la quitta. Elle redevint ce qu’elle était en réalité: un être de sérénité surhumaine, une âme de croyante convaincue de sa destinée, sûre qu’elle s’accomplirait dans les temps voulus par Dieu.
Cependant cette âme exceptionnelle était enchaînée à la chair. Et cette chair palpitait… Fausta vaincue encore une fois par cet homme qui n’était rien dans le gouvernement des hommes, s’appuya à un pilier pour ne pas défaillir.
Pardaillan s’approcha d’elle. Sur son visage, il n’y avait plus d’ironie.
– Madame, dit-il d’une voix basse, mais pénétrante, laissez-moi vous répéter ce que je vous ai dit à notre première rencontre: «Vous êtes belle, vous êtes la jeunesse radieuse, la beauté flamboyante. Retournez en Italie…» Voyez-vous, madame, dans la simplicité de mon cœur, je ne suis pas grand clerc aux sublimes spéculations où vous vous complaisez. Mais je vois clair… Si vous cherchez le bonheur, vous ne le trouverez pas dans l’effroyable domination que vous rêvez. Soyez simplement une femme… et vous trouverez ce bonheur. Je vous dirai ce que me disait mon père, qui était un grand philosophe, le digne homme! Vivez, me répétait-il, vivez la vie. Prenez de la vie tout ce qu’on en peut prendre en ce court passage. Aimez le soleil et les étoiles, aimez la chaleur de l’été, les neiges de l’hiver, les grands arbres feuillus et aussi les arbres dépouillés par la bise, aimez la vie énorme qui grouille sur l’univers: tout est beau, tout est aimable… il ne s’agit que de savoir découvrir la beauté des choses. Voilà ce que me disait M. de Pardaillan. Moi j’ajoute: aimez l’amour. L’amour, c’est toute la femme et tout l’homme. Le reste n’est que simulacre. Qu’est-ce que cela peut vous faire, au fond, que des êtres semblables à vous, vous obéissent? Être moi, empereur, pape, reine ou papesse, la belle affaire! Allez-vous en, madame! Et laissez-nous nous débrouiller ici contre eux qui sont rois, princes ou ducs, car nous voulons notre part de soleil et de vie. Ce discours pourra vous sembler étrange. Vous avez voulu me tuer. Mais en me tuant, vous pleuriez. C’est pourquoi, madame, avant de parvenir aux luttes irrémédiables, j’ai voulu vous donner un fraternel avis. Plus tard, trop tard! Maintenant, j’ai encore le droit de vous parler en ami, du fond de ma pitié… Plus tard, ma pitié serait un crime…
Fausta demeurait muette. Il semblait que rien ne palpitât en elle. Pas un frisson n’agitait les plis rigides de la robe de moine qui l’enveloppait toute entière… Qui sait quelles mortelles pensées traversaient à ce moment son esprit?… Pardaillan continua:
– À ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tête: d’abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Devinière , le compte que j’ai à régler avec lui s’est encore chargé; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Si vous voulez savoir pourquoi, interrogez-le. Enfin, que M. le duc d’Angoulême et la petite Violetta seront unis… Quoi, madame, n’avez-vous pas pitié de ces deux enfants? Si vous aviez vu pleurer le pauvre Charles, comme je l’ai vu pleurer, vous iriez prendre la jolie bohémienne par la main, vous l’amèneriez au petit duc, et vous diriez: «Aimez-vous, soyez heureux…» Et d’avoir fait cela, madame, du spectacle de ce bonheur créé par vous, vous seriez si heureuse vous-même que la couronne royale ou la tiare des papes vous sembleraient de pitoyables moyens d’être heureuse. Voyons, un mot de vous, un pauvre petit mot, et voilà deux êtres bien heureux… Voyons, madame, qu’avez-vous fait de Violetta? Où est-elle?… J’ose vous assurer que si vous ne me répondez pas, je serai forcé d’en venir à de rudes extrémités…
Pardaillan se tut. L’église, comme il disait, fut pleine de silence. Des parfums d’encens flottaient encore, et seuls, deux enfants de chœur allaient et venaient éteignant les cierges.
– Madame, reprit Pardaillan, songez que j’attends votre réponse: où est la petite bohémienne Violetta?
Fausta jeta un rapide regard autour d’elle. Elle se vit seule, à la merci du chevalier. Et comme elle avait résolu de ne pas mourir encore…
– Je l’ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m’intéresse pas. Elle n’est rien pour moi…
Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne:
– Ne vous l’ai-je pas dit à Paris, dans mon palais, alors que je n’avais nul besoin de déguiser la vérité? Ce qu’est devenue cette enfant, je l’ignore depuis qu’elle appartient à M. de Maurevert.
Pardaillan pâlit. Il n’y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. D’abord, il lui semblait qu’elle était incapable de mentir. Et ensuite il était bien évident qu’elle n’avait eu aucun intérêt à mentir dans leur rencontre à Paris. Ce n’était donc plus du côté de Fausta qu’il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler.
– Adieu, madame, dit-il d’une voix altérée par l’émotion. J’éprouve ici une cruelle déception. Mais, dois-je vous le dire, je suis encore heureux de savoir que du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie.
Et il fit un mouvement pour se retirer.
– Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta à ce moment.
Et ce mot, elle le prononça avec une telle douceur que Pardaillan s’arrêta. Fausta se rapprocha de lui, jusqu’à le toucher de sa main, qu’elle dégagea des larges manches et posa sur le bras du chevalier.
– Attendez un instant, dit-elle avec la même étrange douceur.
«Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-même. Est-ce qu’il y aurait aussi une nasse dans les caveaux de la cathédrale de Chartres?»
Fausta semblait hésiter. Sa main posée sur le bras du chevalier tremblait légèrement.
– Vous avez parlé, dit-elle enfin d’une voix oppressée, à mon tour, voulez-vous?…
Fausta s’arrêta soudain, comme si elle eût regretté d’avoir parlé. Et dans cette minute où un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliée dans son rêve de pureté extrahumaine et de divine domination, soulevée par l’amour féminin qu’elle portait dans son sein, elle vit qu’elle n’était qu’un pauvre fétu d’humanité pris dans le tourbillon de cette sorte de confluent… Fausta comprit avec terreur qu’elle était double, qu’il y avait deux êtres en elle… Elle était de la lignée des Borgia; le sang impétueux et sauvage de César et de Lucrèce coulait rudement dans ses veines; toute la passion des Borgia se déchaînait dans son âme, passion de despotisme, passion de meurtre, passion d’amour… Et elle était aussi ce qu’elle avait voulu être, ce qu’elle était devenue par la puissance de sa volonté… la Vierge immaculée dans son corps, dans son cœur, dans son âme, l’ange, l’Envoyée, la prêtresse des nouvelles destinées de l’Église.
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