Ce n’est qu’à trois heures qu’arriva de Memphis un premier messager ; c’était l’adjudant du régiment placé au temple de Ptah. Il rapporta que le temple n’avait pu être pris à cause de la colère des dieux, que le peuple s’était enfui, que les prêtres triomphaient et que l’armée avait été prise de panique. Puis, avant pris à part Tutmosis, il lui déclara sans ambages que l’armée était démoralisée et que sa fuite désordonnée lui avait coûté autant de blessés qu’une bataille.
— Et que devient l’armée en ce moment ? demanda Tutmosis, effrayé.
— Nous avons réussi à reformer les régiments, mais il ne peut plus être question de les utiliser contre les temples … À la vue d’un crâne rasé, les soldats se prosternent et ce n’est pas de si tôt que nous leur ferons franchir la porte d’un temple !
— Et les prêtres ? …
— Ils bénissent les soldats, les soignent, leur ont donné à manger et à boire, et leur expliquent qu’ils ne sont pas responsables de l’attaque des temples, mais que les coupables sont les Phéniciens … Ah ! Si nous avions pu nous-mêmes attaquer les temples, nous y serions depuis ce matin, et les archiprêtres moisiraient dans les caves !..
À ce moment, l’officier de service annonça qu’un prêtre venait d’arriver de Memphis et désirait parler au pharaon.
Tutmosis le fit entrer. C’était un jeune homme au visage austère ; il prétendit venir de la part de Samentou. Ramsès le reçut immédiatement ; le prêtre, à sa vue, se prosterna et lui tendit une bague. En la voyant, Ramsès pâlit.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il.
— Samentou est mort … répondit le prêtre.
Ramsès demeura sans voix. Enfin, il put articuler :
— Comment est-ce arrivé ?
— Il semble que Samentou ait été surpris dans une des salles du Labyrinthe et qu’il se soit empoisonné pour éviter les tortures. C’est Méfrès et Lykon, le Grec, qui auraient aidé à le surprendre …
— Encore Méfrès et Lykon ! s’écria Tutmosis avec rage. Seigneur — il se tourna vers le pharaon — quand nous délivreras-tu de ces traîtres ?
Ramsès convoqua sur-le-champ son conseil ; il y invita également Hiram et le prêtre venu apporter la bague de Samentou. Pentuer refusa d’assister à cette réunion ; la reine Nikotris, elle, y vint sans être appelée.
— Je vois, murmura Hiram à Tutmosis, que lorsque nous aurons chassé les prêtres, ce sont les femmes qui vont gouverner l’Égypte …
Le pharaon donna immédiatement la parole au messager de Samentou. Celui-ci ne parla pas du Labyrinthe, mais insista longuement sur le fait que le temple de Ptah n’était pas défendu et que quelques dizaines de soldats suffiraient pour s’en emparer.
— C’est un traître ! s’écria la reine après l’avoir écouté. Il est prêtre et vous encourage à faire violence à d’autres prêtres !
Le jeune ascète demeura calme.
— Majesté, dit-il. Méfrès a causé la mort de mon maître et protecteur Samentou. Je veux le venger !
— Cet homme me plaît ! murmura Hiram.
Tous partagèrent son sentiment. Un souffle nouveau parcourut l’assistance, un peu de l’enthousiasme perdu sembla revenir. Ramsès s’était animé.
— Ne l’écoute pas ! supplia la reine.
— Que penses-tu que ferait à ma place Samentou ? demanda Ramsès au jeune prêtre.
— Je suis convaincu, répondit le prêtre avec énergie, je suis convaincu qu’il prendrait d’assaut le temple de Ptah, brûlerait de l’encens devant l’autel, mais châtierait les criminels et les traîtres !
— Et moi je prétends que le pire traître, c’est toi ! s’écria la reine.
— Je ne fais que mon devoir, répondit-il calmement.
— Oui, cet homme est le digne disciple de Samentou. Il voit clair et pense juste … intervint Hiram.
Tous lui donnèrent raison, et le grand scribe ajouta :
— Puisque nous avons commencé la lutte avec le clergé, il faut la terminer, d’autant plus que nous possédons maintenant la preuve de la trahison de Herhor …
— Il continue la politique de Ramsès XII ! dit la reine Nikotris.
— Mais moi, je suis Ramsès XIII ! répliqua le pharaon avec impatience.
Tutmosis se leva.
— Seigneur, dit-il, laisse-moi faire. Il est dangereux de nous cantonner dans l’incertitude et l’inaction. Puisque ce prêtre affirme que le temple est mal défendu, permets-moi de m’y rendre avec quelques volontaires …
— Je t’accompagne ! intervint Kalipsos. L’ennemi est toujours le plus faible lorsqu’il est triomphant. Si nous attaquons immédiatement le temple …
— Vous n’avez pas besoin de l’attaquer ! Pénétrez-y sur l’ordre du pharaon qui vous a chargés d’arrêter les traîtres ! ajouta le grand scribe.
— Mon fils cède à vos instances, mais il se refuse à toute violence, il vous défend … dit la reine.
— Sache encore une chose, seigneur, intervint alors le jeune prêtre.
Il hésita un instant, puis reprit :
— Dans les rues de Memphis, les prêtres proclament …
— Oui, parle … ordonna Ramsès.
— Ils proclament que tu es fou, que tu n’es pas le pharaon légitime et que l’on doit te détrôner …
— C’est ce que je craignais … murmura la reine.
Le pharaon s’était dressé.
— Tutmosis ! dit-il d’une voix forte. Tutmosis ! Prends autant de soldats que tu veux. Va au temple de Ptah et ramène-moi ici Herhor et Méfrès, accusés de crimes contre l’État ! S’ils parviennent à se disculper, je leur rendrai ma faveur ; sinon …
— As-tu bien réfléchi ? interrompit la reine.
Le pharaon ne l’écouta même pas. Ses courtisans poussèrent de grands cris :
— Mort aux traîtres !..
Ramsès remit à Tutmosis la liasse de lettres adressées par Herhor aux Assyriens et lui dit d’une voix solennelle :
— Jusqu’à étouffement complet de la révolte des prêtres, je remets mes pouvoirs au commandant de ma garde, Tutmosis. C’est à lui que désormais vous devrez obéir ; c’est à lui aussi, mère, que tu adresseras tes observations …
— Tu es juste et sage ! s’écria le grand scribe. Il ne sied pas qu’un pharaon se préoccupe lui-même d’un complot …
Les assistants saluèrent profondément Tutmosis. La reine se jeta aux pieds de son fils.
Tutmosis sortit, accompagné des généraux. Il fit mettre en rang le premier régiment de la garde annonça :
— J’ai besoin de cent hommes prêts à mourir pour la grandeur de notre pharaon …
Une foule de soldats et d’officiers sortirent du rang : Eunane était parmi eux.
— Nous sommes tous prêts à donner notre vie pour notre maître ! s’écria Eunane.
— Il ne s’agit pas de mourir, mais de vaincre ! répondit Tutmosis. Les officiers qui m’accompagnent monteront de deux grades, et les soldats seront tous promus officiers ! C’est moi, commandant de la garde royale, qui vous l’annonce !
— Vive Tutmosis !.. s’éleva un grand cri.
Tutmosis fit atteler vingt-cinq chars à deux roues et les volontaires y montèrent. Lui-même, ainsi que Kalipsos, enfourchèrent des chevaux, et bientôt tout le détachement disparut sur la route de Memphis dans un grand tourbillon de poussière.
Hiram les regardait partir, debout à une des fenêtres du pavillon royal. Il se pencha vers Ramsès et lui murmura :
— Ce n’est que maintenant que je crois que tu n’étais pas de connivence avec les archiprêtres …
— Tu es fou ? éclata le pharaon.
— Pardonne-moi, seigneur, mais l’attaque du temple de Ptah, ce matin, était montée de toutes pièces par les prêtres. Je ne puis comprendre comment ils ont réussi à t’y mêler …
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