On monte des escaliers, juste éclairés par la lumière naturelle du Soleil qui nous quitte, passant à travers une fenêtre. Je manque par trois fois de tomber à la renverse. Elle me fait entrer dans une chambre que j'imagine être la sienne puisque des tonnes de vêtements jonchent le sol et que le lit est complètement en vrac.
Elle ne range jamais ? On m'aurait tué pour un désordre pareil !
Elle se dirige alors vers son balcon, ouvre la porte-fenêtre et me fait sortir de la chambre.
- Reste-là et, s'il te plait, ne fais aucun bruit, me chuchote-t-elle, mais avant qu'elle ne referme la porte sur moi, je la rattrape par le bras.
- M'enferme pas.
Encore une fois, elle fronce les sourcils.
- Je ne compte pas t'enfermer. Pourquoi je…
- Rose ! se fait-elle couper par une voix profondément masculine.
Rose… ça me revient ! Flocon s'appelle Rose.
- Reste-là, insiste-t-elle une dernière fois, mais je ne la lâche pas.
- Suis capable de sauter, Rose, dis-je en soulignant volontairement son prénom pour qu'elle me prenne au sérieux.
- Je reviendrai te chercher.
- Rose !
La voix insiste et elle se tend à mesure qu'elle se rapproche.
- J'ai déjà entendu ça.
Je ne peux pas m'en empêcher, j'ai la boule au ventre à l'idée qu'elle ne tienne pas parole et qu'elle me laisse là. Même si je pourrais m'échapper, je ne supporte pas l'idée qu'elle puisse me mentir, essayer de me duper, de me tromper.
- Je reviendrai, promit-elle avant de refermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux. Ils sont étrangement opaques et la petite lumière qu'elle vient d'allumer ne me permet pas de voir à l'intérieur. Je vois à peine quelques formes, mais ça reste très flou.
- Rose, putain !
L'homme hurle à s'égosiller la voix et je me rappelle que son père ne doit pas me voir. Je décide alors de m'accroupir dans un angle du balcon où je suis certain qu'il ne me verra pas. J'ai passé toute ma vie à essayer de ne pas me faire remarquer, alors je suis passé maître dans l'art de me camoufler.
- Je suis là, dans ma chambre.
Je l'entends crier en retour pour lui signaler sa présence. Sa voix est inconfortable, quelque chose ne va pas.
Une porte s'ouvre à la volée et un silence pesant s'installe. Joe m'a expliqué comment, dans une famille dite « normale », les parents se comportent avec leurs enfants. Je m'attends alors à ce qu'il la prenne dans ses bras, et c'est ce qu'il est probablement en train de faire durant ce long silence.
- Un de tes profs m'a appelé dans la semaine, et tu veux savoir ce qu'il m'a dit ?
L'homme emploie un ton dur, intransigeant et je me demande s'il la vraiment prise dans ses bras quelques secondes plus tôt.
Flocon reste silencieuse, ce que je trouve bizarre puisqu'elle semble être le genre de personne à avoir toujours quelque chose à dire.
- Tu n'as toujours pas la moyenne.
Il ne crie pas, mais je sens son agressivité jusqu'ici.
- Les études de droit sont difficiles, tu le sais mieux que personne, finit-elle par répondre.
- On est avocats de père en fils depuis des années, donc ne me fais pas ce coup-là, Rose.
- Je ne fais aucun coup ! J'essaie juste de te faire comprendre que je n'y arrive pas.
Sa voix commence à être tremblante et je ne sais pas si cela vient d'une colère refoulée ou de sa peine à exprimer ses faiblesses devant son père.
- Tu te fous de ma gueule ? Tu passes ton temps à fumer et à te la couler douce avec ton imbécile de copain. Si tu passais moins de temps à te frotter à lui comme une putain en chaleur et plus avec tes bouquins, nous n'en serions pas là. Ta mère m'a dit qu'il était venu sous mon toit et je n'aime pas ça.
- J'essaie, mais le droit, ce n'est pas mon truc. Ça a toujours été le tien, et tu le sais.
- Arrête ! Tu feras du droit et ça ne sera pas autrement ; tu n'as pas ton mot à dire. C'est important pour que tu prennes la suite de ma société. Je ne la laisserai pas finir entre les mains d'une autre famille d'avocats plus fourbes les uns que les autres.
- La plupart des avocats sont fourbes.
- Ça veut dire quoi ça ? Tu traites ton père de malhonnête ? Mais quand est-ce que tu vas arrêter de me prendre pour un con ?
- Tu n'as pas besoin de moi pour être con, répond-elle finalement avec colère.
Quelque chose se brise à l'intérieur, comme si du verre était tombé au sol. Quelques secondes s'écoulent dans un silence absolu avant que la voix masculine reprenne en disant sèchement :
- Ramasse ça.
Une porte claque et la tranquillité de la nuit s'installe à nouveau. C'est là que la porte-fenêtre s'ouvre, mais Flocon ne me rejoint pas sur le balcon.
Je me lève alors et rentre à nouveau dans sa chambre. Il n'y a plus aucune lumière puisque la lampe se trouve au sol, éparpillée en une dizaine de morceaux. Rose est agenouillée, dos à moi, en train de ramasser les dégâts et c'est en m'approchant d'elle que je remarque le sang qui s'échappe de sa main.
Je ferme les yeux le temps d'un instant, l'instant dont j'ai besoin pour éviter de penser, de réfléchir trop. J'inspire profondément, puis attrape gentiment son bras pour la faire se lever. Elle résiste, mais je la force à se relever, la portant presque et, lorsqu'elle se retrouve face à moi, j'ai à peine le temps de voir la larme qui coule sur sa joue, qu'elle l'efface, comme si elle n'avait jamais existé. Ça fait une éternité que je n'ai pas pleuré. L'envie ne m'a jamais manqué, mais, parfois, on se résigne à se dire que ça ne résoudra rien et que ça n'arrange pas non plus la situation.
Mes yeux tombent sur sa main que j'inspecte d'aussi loin que possible. C'est l'intérieur de sa paume qui a été meurtri et je pense que, malgré le sang abondant qui s'en écoule, sa blessure n'est pas grave.
- Tu vas guérir, lui dis-je doucement pour que son père ne m'entende pas.
- Je sais, je ne suis pas stupide, répond-elle sur la défensive.
Okay, elle est en colère. Je peux le comprendre.
- Met de l'eau et alcool, continué-je.
- Ça aussi je le sais, Einstein !
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas où elle veut en venir. Et qu'est-ce que c'est que ce Einstein ?
- Laisse tomber, soupire-t-elle avant de commencer à se pencher pour reprendre sa tâche.
- Laisse. Je suis plus fort.
Je m'agenouille et rassemble les morceaux de verre en un petit tas.
- C'est profondément sexiste ce que tu dis là. Je peux le faire, je ne suis pas faible.
- J'ai pas dit ça. Tu es blessée.
Elle met quelques secondes à me répondre.
- Tu parles mieux, change-t-elle de sujet.
Elle ne me voit pas, mais un petit sourire fait son apparition sur mon visage. Je suis contente qu'elle l'ait remarqué. Je me suis entraîné parce que j'ai horreur d'avoir l'air d'un idiot et, vu qu'elle est si arrogante, je veux pouvoir rétorquer quelque chose d'intelligent.
- Le temps que je rassemble l'argent, il faut que tu te trouves un boulot pour t'insérer dans la civilisation.
- Un quoi ? dis-je alors que je me redresse, ma tâche accomplie.
- Un boulot, un travail quoi.
- J'ai compris, mais comment ? Je ne sais pas… tu vois ?
Un soupir s'échappe de ses lèvres ; j'ai l'impression de l'agacer.
- Je vais t'aider avec ça, mais, en attendant, il faut que tu me promettes d'être vraiment silencieux sur tout ça.
- D'accord.
- Alors nous avons un marché.
Elle me tend sa main valide et je la regarde bizarrement. Pourquoi me tend-t-elle sa main ?
- C'est une sorte de tradition pour dire qu'on a conclu un pacte, ou pour dire bonjour et au revoir, m'explique-t-elle.
- Oh, d'accord.
Je lui serre la main et une petite voix dans ma tête me susurre que je ne suis pas sûr de ce que je conclus vraiment.
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