Oui, il s’agissait probablement d’extraterrestres, à la réflexion. Je ne me suis jamais exprimé nulle part sur cette question, je n’ai jamais donné mon point de vue personnel. Lorsque j’ai été appelé à témoigner devant les commissions d’enquête, je m’en suis toujours tenu, rigoureusement tenu à la sécheresse des faits et à l’exposé officiel que j’avais présenté à l’administration. Mais aujourd’hui je n’ai à peu près plus de doutes. L’homme a posé le pied sur Mars et sur Vénus, pourquoi l’inverse serait-il inconcevable, l’atterrissage sur notre planète de visiteurs venus d’ailleurs ? Et autre chose ; en dehors de celle-ci, il est impossible d’inventer une version capable d’éclairer les zones obscures de cette histoire. Alors, des extraterrestres ? J’ai tellement médité là-dessus que je ne crains plus de l’affirmer : oui, et rien d’autre. Ces pauvres extraterrestres s’étaient fait piéger et plumer comme des poulets, et mon comportement ajoutait à leurs malheurs une dureté qu’ils ne méritaient pas. Tout venait du fait qu’ils avaient débarqué sur Terre à un mauvais moment, trop tôt, et qu’ils y avaient rencontré des représentants de l’humanité qui n’étaient pas les bons, ceux avec qui ils auraient dû entrer en contact. Qui avaient-ils rencontré ? Des gangsters, puis la police. Pas de chance… Enfin… Et s’ils étaient tombés sur des services de contre-espionnage, ou sur des militaires ? Est-ce qu’ils auraient été en meilleure posture ? Je ne crois pas…
Je n’ai pas la conscience tranquille, voilà ce qui ne va pas. Jamais je ne pensais devoir être confronté à ce genre de sentiment : avoir agi de manière correcte, avoir l’âme propre devant Dieu, devant la loi et devant les hommes, et malgré tout, ne pas avoir la conscience tranquille. Il m’arrive de me sentir extrêmement coupable ; dans ces moments-là, je suis obsédé par le désir de retrouver l’un d’eux et de supplier que l’on me pardonne. L’idée que l’un d’entre eux, peut-être, continue à errer parmi les hommes, déguisé, masqué, méconnaissable, cette idée ne me laisse pas en repos. J’ai même adhéré quelque temps à la Société Adam Adamski, et je m’y suis fait délesté de sommes d’argent appréciables, avant de comprendre que tout cela n’était que phrases creuses, et que la Société Adam Adamski ne m’aiderait jamais à retrouver les amis de Moses et de Luarwick…
Oui, ils sont arrivés trop tôt. Nous n’étions pas préparés pour cette rencontre. Et même maintenant, nous ne sommes pas prêts à un contact. Même maintenant, et même moi, qui ai vécu ces tristes événements et qui ai longtemps tourné et retourné le problème sous toutes ses coutures, même moi, si j’avais à affronter à nouveau une situation comparable, je commencerais par m’interroger : comment savoir s’ils disent la vérité, s’ils ne dissimulent pas une partie de leurs intentions, si derrière leur apparition ne se cache pas quelque chose qui serait pour nous un immense malheur ? Je suis un vieillard, certes ; mais je pense à mes petits-enfants…
Quand je me sens vraiment très mal, ma femme vient s’asseoir à côté de moi et elle s’efforce de me consoler. Elle me répète que, même si je n’avais pas accumulé les obstacles sur la route de Moses, même si tous les fuyards avaient réussi à s’enfuir sains et saufs, l’histoire n’aurait pu faire l’économie d’une tragédie tout aussi horrible, car alors les gangsters se seraient attaqués à l’hôtel et auraient massacré tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Et elle a raison à cent pour cent. C’est même moi qui lui ai suggéré cette version, mais il y a fort longtemps, et elle a déjà oublié qu’il ne s’agit pas pour elle d’une réflexion personnelle. Ces phrases consolatrices m’apaisent. Mais pas beaucoup, et de toute façon pas très longtemps. Car bien vite ma mémoire me souffle que Simon Simonet ne m’a plus adressé la parole jusqu’à sa mort. Dans mes souvenirs défilent les nombreuses occasions où j’ai été en face de lui, ou très près de lui : au procès de Heenkus, dans les studios de la télévision, et au cours de tant et tant de séances de la commission d’enquête… Et je me rappelle qu’il ne m’a plus jamais adressé la parole. Plus jamais dit un mot. Plus un seul. Plus jamais.
KOMAROVO-LENINGRAD.
Janvier-avril 1969.
Achevé d’imprimer en avril 1988
sur les presses de l’Imprimerie Bussière
à Saint-Amand (Cher)
— N° d’édit. 2756.
— N° d’imp. 3909.
— Dépôt légal : mai 1988
Imprimé en France
En français dans le texte.
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