— Ouais. Sauf que je penche pour cette nuit même.
— Pourquoi ?
— Pas’qu’il a plu dimanche après-midi et qu’y a aucune trace d’humidité dans le caveau… La porte devait donc être encore fermée.
Karim demanda :
— Vous habitez près d’ici ?
— Personne n’habite près d’ici.
L’Arabe lança un regard circulaire sur le petit cimetière qui respirait le calme et la sérénité.
— Des trainards sont-ils déjà venus dans les parages ? reprit-il.
— Non.
— Jamais de visiteurs suspects ? Du vandalisme ? Des cérémonies occultes ?
— Non.
— Parlez-moi de cette tombe.
Le gardien cracha dans les graviers.
— Y a rien à en dire.
— Un caveau pour un seul enfant, c’est bizarre, non ?
— Ouais, c’est bizarre.
— Vous connaissez les parents ?
— Non. Jamais vu.
— En 1982, vous n’étiez pas là ?
— Non. Et le mec avant moi est mort. (L’homme ricana.) Faut bien qu’on y passe, nous aussi…
— Le caveau paraît entretenu.
— J’ai pas dit que personne venait. J’ai dit que je connaissais pas. J’ai l’expérience. Je sais à quelle vitesse s’usent les pierres. J’connais la durée de vie des fleurs, même quand elles sont en plastique. J’sais comment viennent les ronces, les mauvaises herbes, toutes ces saletés. J’peux dire qu’on vient souvent le soigner, c’caveau. Mais moi, j’ai jamais vu personne.
Karim réfléchit encore. Il s’agenouilla de nouveau et observa le petit cadre en forme de camée. Il s’adressa au gardien sans lever les yeux :
— J’ai l’impression que les pilleurs ont volé le portrait du môme.
— Ah ? P’t’être, ouais.
— Vous vous souvenez de son visage ? Du visage de l’enfant ?
— Non.
Karim se redressa et conclut, en retirant ses gants :
— Une équipe scientifique va venir dans la journée, pour relever les empreintes, les éventuels indices. Alors vous annulez la cérémonie de ce matin. Vous dites qu’il y a des travaux, un dégât des eaux, n’importe quoi. Je ne veux personne ici aujourd’hui, compris ? Et surtout pas de journalistes.
Le vieux fit oui de la tête, alors que Karim marchait déjà vers le portail.
Au loin, une cloche lancinante sonnait neuf heures.
Avant de gagner le commissariat et de rédiger son rapport, Karim opta pour un nouveau détour par l’établissement scolaire. Le soleil lançait maintenant des rais de cuivre sur les arêtes des maisons. Une nouvelle fois, le flic se dit que la journée allait être superbe, et cette pensée banale lui colla un haut-le-cœur.
Parvenu à l’école, il interrogea la directrice :
— Un petit garçon du nom de Jude Itero a-t-il suivi sa scolarité ici, dans les années quatre-vingt ?
La femme minauda, jouant avec les manches amples de son cardigan :
— Vous avez déjà une piste, inspecteur ?
— S’il vous plait, répondez-moi.
— Eh bien… il faudrait aller voir dans nos archives.
— Allons-y. Tout de suite.
La directrice emmena de nouveau Karim dans le petit bureau aux plantes vertes.
— Les années quatre-vingt, vous dites ? demanda-t-elle en passant un doigt le long des registres tassés derrière la vitre.
— 1982, 1981 et ainsi de suite, répondit Karim.
Soudain il perçut une hésitation chez la femme.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est étrange. Je n’avais pas remarqué ce matin…
— Quoi ?
— Les registres… Ceux de 81 et 82… Ils ont disparu.
Karim écarta la femme et scruta la tranche des livres bruns, empilés à la verticale. Chaque livre portait la mention d’une année. 1979, 1980… Les deux suivants, en effet, manquaient.
— Dans ces bouquins, qu’est-ce qu’il y a exactement ? demanda Karim en feuilletant un des exemplaires.
— La composition des classes. Les remarques des enseignants. Ce sont les journaux de bord de l’école…
Il saisit le registre de 1980 et consulta la composition des classes.
— Si l’enfant avait huit ans en 1980, en quelle classe était-il ?
— Cours élémentaire 2. Ou même cours moyen 1.
Karim lut les listes correspondantes : pas de Jude Itero. Il demanda :
— Y a-t-il d’autres documents dans l’école qui concerneraient les classes des années 81 et 82 ?
La directrice réfléchit.
— Eh bien… Il faudrait voir là-haut… Les registres de cantine, par exemple. Ou les rapports des visites médicales. Tout est rangé sous les combles, suivez-moi. Personne n’y va jamais.
Ils montèrent quatre à quatre les escaliers recouverts de linoléum. La femme semblait surexcitée par toute cette affaire. Ils longèrent un couloir étroit et accédèrent à une porte en fer devant laquelle la directrice resta interdite.
— Ce… C’est incroyable, dit-elle. Cette porte a été forcée, elle aussi…
Karim observa la serrure. Ouverte, mais toujours avec précaution. Le policier fit quelques pas à l’intérieur. C’était une grande pièce mansardée sans fenêtre, à l’exception d’une lucarne grillagée. Sur des structures en ferraille, des liasses et des dossiers étaient entassés. L’odeur du papier sec et poussiéreux frappa Karim.
— Où sont les dossiers de 81 et 82 ? demanda-t-il.
Sans répondre, la directrice se dirigea vers un portique et s’affaira dans les liasses épaisses, les registres compressés. L’opération ne dura que quelques minutes, mais la femme fut formelle :
— Ils ont disparu eux aussi.
Karim se sentit des fourmis dans les membres. L’école. Le cimetière. Les années 81/82. Le nom d’un petit garçon : Jude Itero. Ces éléments formaient un ensemble. Il reprit :
— Vous étiez déjà dans cette école, en 1981 ?
La femme minauda avec coquetterie.
— Voyons, inspecteur, murmura-t-elle. J’étais encore étudiante…
— Il ne s’est rien passé de particulier dans cette école à cette époque ? Quelque chose de grave, dont vous auriez entendu parler ?
— Non. Que voulez-vous dire ?
— La mort d’un élève.
— Non. Jamais entendu parler d’une telle histoire. Mais je pourrais me renseigner.
— Où ?
— A l’académie de notre région. Je…
— Vous serait-il possible aussi de savoir si un petit garçon du nom de Jude Itero était dans votre école durant ces deux années-là ?
Le souffle de la directrice était oppressé.
— Mais… pas de problème, inspecteur. Je vais…
— Faites vite. Je repasserai tout à l’heure.
Karim dévala les escaliers mais s’arrêta à mi-course et se retourna.
— Juste une chose, pour votre culture policière. Aujourd’hui, chez les flics, on ne dit plus « inspecteur », mais « lieutenant ». Comme chez les Américains.
La directrice ouvrit ses grands yeux sur l’ombre qui disparaissait.
De tous les flics du poste, le chef Crozier était celui que Karim détestait le moins. Non parce qu’il était son supérieur hiérarchique, mais parce qu’il possédait une profonde expérience du terrain et faisait souvent preuve d’une véritable intuition policière.
Originaire du Lot, ancien militaire, Henri Crozier, cinquante-quatre ans, appartenait à la police française depuis une vingtaine d’années. Nez en patate, mèche gominée, comme coiffée au râteau, il respirait la rigueur et la dureté, mais son humeur pouvait aussi s’ouvrir sur une bonhomie déconcertante. Crozier était une tête solitaire. Il n’avait ni femme ni enfants et l’imaginer au cœur d’un foyer relevait de la science-fiction. Cette solitude le rapprochait de Karim, mais c’était leur seul point commun. A part cela, le chef avait tous les traits du flic borné et franchouillard. Le genre de limier qui aurait aimé se réincarner en berger allemand.
Читать дальше