Dans la poche de son lardeus, sa pogne droite caressait la matraque télescopique.
* * *
En quittant James, Vicky alla non loin de là, rue Camusel. Elle rangea sa tire devant la Bouffarde , un bouge inconnu des Bruxellois. Inconnu des rupins, s’entend, car les clochards, eux…
Le tapis fonctionnait jour et nuit, ne bouclait jamais. Heureusement pour les miséreux à la recherche d’un peu de lumière, d’un peu de chaleur, d’un peu de présence humaine.
De l’extérieur, on ne pouvait rien voir. Des rideaux, rendus opaques par la saleté et grimpant haut, empêchaient les regards indiscrets de plonger.
Collées sur les vitres, des affiches de films célèbres renforçaient les rideaux. Curieux. Tous ces films de classe internationale, et certains très vieux, racontaient la vie des voyous. Avec ces affiches, le bouge possédait sa carte de visite. Impossible de se gourer sur la mentalité de la taulière de l’endroit. Enjambant les rideaux, la lumière découpait sur le trottoir sombre un rectangle blafard.
Vicky appuya sur le bec-de-cane, entra.
Les conversations s’arrêtèrent. Des têtes ensommeillées se soulevèrent. Des yeux chassieux, pleins de haine, la détaillèrent crûment. Elle s’approcha du rade : un immense zinc où, devant des chopes et des coups de rouge, s’accrochaient des poivrots. Allongeant le bras au-dessus d’une flaque de bière, elle serra la louche qu’une vieille femme lui tendait.
— … Soir Berthe, dit-elle. Ça va ?
— Ça va, Vie ! fit la femme. Contente de te voir.
Grisâtres étaient sa blouse, ses cheveux, son visage. Ses yeux avaient des reflets d’acier.
Comme par miracle, les conversations reprirent dans le bouge. Les têtes ensommeillées retombèrent. La haine disparut des regards.
— Besoin de moi ? ajouta la vieille en se mettant à rouler une cigarette.
— Oui, souffla Vicky.
La vieille se pencha par-dessus le zinc. Ses cheveux soignés, tirés en arrière, frôlèrent les cheveux blonds de Vicky.
— Quoi ?
— Un flingue.
Ses deux coudes en appui sur le rade, la vieille humecta le papier à cigarette. Son œil chercha celui de Vicky.
— Du suif ?
— Oui.
— Sérieux ?
— Assez.
— Avec qui ?
— Les Napos.
— Entendu parler d’eux, dit la vieille, allumant sa roulée à la flamme de briquet que lui offrait Vicky.
Elle se redressa, laissa tomber :
— Veulent devenir les caïds d’ici. Se casseront la gueule. D’accord pour ton truc. Arrive.
Elle longea le comptoir, houspillant les deux serveuses au passage. Se frayant un chemin parmi les clodos, Vicky la rattrapa à l’extrémité.
— Traversons la salle, dit la vieille. Allons chez moi.
Sans être dans le noir, la grande salle du fond était tout juste éclairée. Non par économie, mais pour ne pas gêner les dormeurs. De tous les coins, des ronflements s’élevaient. Dans son rêve, une femme supplia, d’une voix qui faisait mal :
— Non ! Non ! Pas ça ! Non !
En haillons, femmes et hommes faisaient leur nuit.
Certains étaient allongés sur de vieilles banquettes, d’autres vautrés sur des tables poisseuses.
Tous roupillaient ou cherchaient à le faire pour oublier leur désespoir et leurs misères.
En marchant, Vicky mit la main dans la poche de son manteau de laine blanche. Elle s’étonna de ne plus y sentir le briquet. Puis elle comprit, constata dans un sourire sans joie :
— Ils sont rapides chez toi ! Mon briquet a déjà fait la malle !
La vieille Berthe s’immobilisa, se retourna vers le zinc. Elle éplucha ses clients d’un œil exercé et cria :
— Jockey !
Un homme en costar à carreaux, petit de taille, nerveux, les yeux malins, s’écarta d’un groupe. Il demanda, l’air faussement candide :
— Tu m’as appelé, Berthe ?
De l’index, la vieille lui fit signe de s’amener. Quand il fut près d’elle, elle répéta son signe.
— Va au refile.
— Quoi ? s’étonna-t-il.
Il chiquait bien à l’honnête citoyen, le lascar ! Mais la vieille taulière savait où elle en était. Elle tendit la pogne, grommela :
— Rends ce briquet, nous emmerde pas !
— C’est bon, rouscailla le petit mec en se fouillant. Si on peut plus rigoler…
— Pas avec mes amis ! coupa Berthe en lui reprenant le briquet qu’elle passa à Vicky.
Entraînant celle-ci, elle ajouta à l’adresse du zèbre, nullement vexé :
— Pour te remettre, va te taper une gueuse lambic sur mon compte. File.
Le petit mironton ne se le fit pas répéter. Il dropa vers le comptoir, hurla :
— Une gueuse lambic pour ma poire ! Une ! Ordre de Berthe.
— Il a l’air d’avoir soif ! remarqua Vicky.
Berthe haussa les épaules. Sa vieille frime s’éclaira.
— Ils ont toujours soif ! bougonna-t-elle. Faut bien qu’il leur reste quelque chose !…
Avisant un clodo qui pionçait, tête dans ses bras et dont le manteau minable avait glissé des épaules, elle bifurqua vers lui. Elle le recouvrit d’un geste preste, maternel. L’homme grogna, mais ne s’éveilla pas. La vieille rejoignit Vicky devant une porte logée dans le fond. Elle sortit une clef de sa blouse, ouvrit et donna le jus.
— Entre, dit-elle.
La carrée était vaste, drôlement bien arrangée. Une salle de bains la jouxtait. Après le comptoir et les poivrots, on ne se doutait pas d’un luxe si proche : les meubles étaient de prix, les tapis épais.
D’auto, la vieille se dirigea vers une commode sculptée et la débarrassa des bibelots qui s’y trouvaient. Soulevant la planche du dessus, elle découvrit une cache, invita :
— Viens choisir.
Vicky s’approcha. Des armes tapissaient le fond du meuble. Quatre, cinq pistolets de calibres différents, deux casse-tête, un poing américain, des boîtes de balles.
— Prends ce que tu veux, dit la vieille.
Négligeant les flingues trop encombrants, Vicky s’empara d’un 7,65, court de museau, déclara :
— Celui-là me botte. J’pourrai le fourrer dans mon sac.
En femme habituée aux armes à feu, elle fit tomber le chargeur, s’assura qu’il était plein, le remit en place d’un coup sec de la paume et amena une balle dans le canon.
— Si tu veux des dragées… proposa la vieille, doigt braqué sur les boîtes de bastos.
— Merci, refusa Vicky. J’en ai chez moi. Un vieux souvenir.
La vieille rabattit le dessus du meuble, replaça les bibelots, lâcha, à travers la fumée de son mégot :
— Ça me regarde pas, Vie ! Mais si t’as besoin d’aide contre les Napos ?… J’ai deux, trois vieux ruffians qui me doivent gros. T’as qu’un mot à dire…
Vicky, qui rangeait son artillerie, secoua négativement la tête.
— J’aime régler mes affaires seule, Berthe. Pas besoin d’hommes. Et tu le sais.
— C’est toi que ça regarde, fit la vieille. J’insiste pas. Mais si tu changes d’avis…
Les deux femmes échangèrent un long regard. Il y avait de l’admiration dans celui de la vieille taulière.
Elle avait Vicky à la bonne. À vrai dire, à part ses clodos, elle n’aimait que Vicky. Le reste du monde l’écœurait. Elle avait trop l’expérience des gens, des choses. Il ne fallait pas plaisanter avec elle. C’était une vieille tigresse implacable, au courant de tout ce qui se tramait dans la ville. Elle était dangereuse. Et il ne fallait pas non plus toucher à ses clochards. Elle savait les défendre. Même contre les flics.
La sympathie qu’elle portait à Vicky datait du jour où elles s’étaient connues. Ni l’une, ni l’autre n’avait eu besoin de se faire des confidences.
À quoi bon ? Des femmes comme elles ne parlent pas. Bizarre. Elles avaient toutes deux le même regard. Ce regard insondable des femmes qui ont vu trop de saletés, trop de pourriture. Ce genre de regard qui devrait obliger les hommes à rentrer sous terre s’ils n’étaient pas si ordures.
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