« Jolie mentalité… Quand j’ai bradé mon rade, j’étais obligé de ligoter Le Chasseur français pour meubler les carafes entre chaque client !
Il tourne au violet. Mais il sent la ligne d’arrivée toute proche. Il a un rush terrible et, dans une seule expiration, arrive à articuler :
— Et maintenant que je m’ai déguisé en bouseux, v’là qu’on m’envoie encore une estafette de l’armée Peau-de-Vache !
Il s’assied, s’éponge le front avec sa serviette, puis, sans transition, se racle la gorge et crache par la porte ouverte.
Je regarde ma tocante. Il a parlé pendant dix minutes trois secondes sans prendre pratiquement d’oxygène. Je lui frappe sur l’épaule.
— Pourquoi vous n’iriez pas faire votre numéro à Bobino, mon vieux ? P’t’être que ça les dépannerait pour un soir…
Je m’assieds sur un haut tabouret devant le comptoir et je regarde les étagères.
— Tiens, tranché-je, filez-moi un petit coup de Dry Pale à l’eau histoire de m’humecter la luette, vous m’avez donné soif !
Intrigué, un peu rassuré aussi, il s’empresse. Par la même occase il se prépare un biberon au beaujolpif. Nous trinquons.
— Remettez-vous, mon bon, vous allez foutre la panique dans vos hormones… Je viens simplement vous demander un tuyau !
Il me regarde, les yeux pleins à craquer d’espoir.
— Ah !
— Mais oui…
— Alors, nom de Zeus, pourquoi vous me montrez vot’carte, commako, sans bonir un mot ?
— D’habitude c’est le portrait de mon cousin Jules que je montre, mais je l’ai vendu à une marque de laxatif pour sa publicité.
Il rigole.
— Vous, au moins, vous êtes un marrant !
— C’est de naissance, j’ai la méthode amerlock : travailler en musique…
— Bon, et qu’est-ce que je peux vous chanter ? Vous savez, ici, les distractions sont rarissimes en cette saison…
— Parlez-moi d’un client qui a dû s’amener dans votre gourbi soit dans la nuit de dimanche, soit lundi matin ?
Il ouvre grands ses carreaux de veau.
— Un client ? Où avez-vous vu ça ? C’est une espèce en voie de disparition, vous savez… Le dernier que j’ai eu, y a fallu que je l’élève à la petite cuillère et que j’y fasse des prix pour le garder une semaine !
Diable ! Voilà qui ne fait pas mon beurre… Je m’était solidement arrimé dans le crâne l’idée que le complice des Grosses-Paupières était venu ici et s’était planqué chez l’ancien marchand de dames pour ne pas attirer l’attention.
— Alors vous n’avez vu personne ?
— Une petite dame, c’est tout… Même qu’elle s’est cassée sans bouffer le repas qu’elle avait commandé…
Je tique :
— Une dame ?
— Ouais… Elle est arrivée ici lundi, au début de l’après-midi… Elle s’est annoncée chez moi et m’a demandé si qu’elle pouvait crécher. J’ai dit banco, nature, vu que j’ai assez de place pour héberger le cirque Barnum. Là v’là qu’est partie en vadrouille dans le patelin, comme quoi elle était représentante. Je me demande bien en quoi ! Cette peau de nouille n’avait pas de bagage…
— Et alors ?
— Moi j’y mijote ma spécialité : le steak-pommes frites parisien, en ce moment j’ai personne : ma femme est chez son frère qui est masseur à Lyon. Tandis que je me cassais le chou pour alimenter cette grenouille, a s’est barrée sans dire bonsoir… A me devait rien, mais tout de même, sont-ce des procédés ?
Je renchéris :
— Non, ça n’en sont-ce pas !
— Bon ! De l’affaire vous savez ce qui s’est passé ? C’est moi qu’ai bâfré le steak-frites… Et y m’en faut point : j’ai de l’albumine.
Je biche comme un pou sur la tête de Brassens. Voilà que ça s’emboîte merveilleusement.
— Dites voir, elle était comment cette pétasse ?
— Pas mal baraquée, avoue le taulier. Des jambes admirables, elle me rappelait Gisèle, une petite que j’ai eue autrefois…
— À part ça, comment était-elle : brune, blonde, rousse ou chauve ?
— Blonde comme un de ces petits mecs qu’on voit sur les vitraux de cathédrale avec une assiette au-dessus de la terrine et des ailes qui leur descendent jusqu’aux noix !
— Habillée de noir ?
— Tout juste, Auguste, comment savez-vous-t-y ça ?
— Une idée… Elle était en bagnole ?
— Oui.
— C’était quoi comme calèche ?
— Une Vedette ancien modèle immatriculée dans la Seine… Verte avec une aile arrière cabossée, dame, puisque c’était une souris qui pilotait…
— Vous n’avez pas relevé le numéro ?
— Alors là, vous m’en demandez trop : je suis pas gendarme, et je m’en voudrais de l’être !
Je n’insiste pas. Après tout il vient de m’apprendre des choses intéressantes. Car il a déjà été question d’une femme blonde habillée de noir… C’est à une personne de ce genre que Martha Vol-au-Vent a griffé la valise.
— Je vous dois combien ?
— Ça va, pour une fois que j’ai l’occase de rincer un poulet…
— Alors remettez ça…
Il souscrit à ce désir et nous trinquons, lui à l’extermination complète de la police, moi au salut éternel du mort inconnu…
CHAPITRE VIII
Un accident est si vite arrivé
Vous vous doutez combien il m’est facile de savoir à quoi correspond Balzac 05–57. Je m’affranchis dans le premier bureau de poste rencontré sur mon passage. J’ai la stupeur d’apprendre que c’est le numéro de fil d’une maison de repos sise rue Balzac, en plein cœur de Pantruche. La crèche s’appelle Villa des Rosiers et elle est tenue par le professeur Lafrère, lequel fait, paraît-il, autorité dans les milieux psychiatriques.
Si j’ai affaire aux dingues, maintenant, c’est le bouquet !
La clinique se situe dans un hôtel particulier cerné de hauts murs. Je sonne à la grille et un type nippé en bleu horizon avec des rubans de décorations plein la boutonnière vient m’ouvrir. Par-delà la grille, il y a un petit jardin avec des grands arbres frais, des massifs de rosiers, et un bassin peu profond où glougloute une eau romantique.
Le zigue ressemble à Jean Nohain. Comme l’illustre présentateur il a le tif rare et gris, la bouche plutôt verticale et un store baissé. Seule différence, mais de poids : il bégaie.
— Qué qu’est-ce…
— Je voudrais parler au professeur Lafrère, coupé-je pour lui épargner une tyrolienne superflue…
Le gars se met à m’expliquer que le professeur ne reçoit que sur rembour. Alors je lui dis qui je suis et son clapoir a tendance à redevenir horizontal.
— Je… Je vais… Je vais…
Il m’agace. Faut toujours qu’un bègue fasse des giries supplémentaires, qu’il commente ses faits et gestes et qu’il vous annonce le temps en vigueur.
— Posez ça là, mon vieux, tranché-je, je ferai le tri ! En attendant, galopez chez le professeur pour lui annoncer ma visite !
Il me file dans la poire un regard qui ferait fondre un Frigidaire. Puis, claudiquant, s’éloigne vers le bâtiment.
Resté seulâbre, je repousse la lourde et m’y adosse pour examiner l’hôtel. C’est une construction très Île-de-France, avec un toit d’ardoise, des volets bleu pâle, et du fromage au-dessus des fenêtres. Celles-ci ont été armées postérieurement de barreaux solides…
La taule est silencieuse mais, soudain, un cri éclate… Un hurlement insensé, long, vibrant, qui me déchire les nerfs.
Je sursaute… Effaré je bigle la façade morte. C’est alors qu’un éclat de rire me fait tressaillir. J’avise, contre le mur, à ma droite, une dame assise sur un banc. Elle porte une robe de bure blanche et je n’ai pas besoin de la regarder à la scopie pour comprendre qu’elle a une araignée au plafond. Probable que c’est une inoffensive puisqu’elle est assise sur un banc du jardin.
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