— Y avez-vous aperçu autre chose que des grigris de bazar ? Des saloperies provenant de boutiques pour touristes ? Moi, jamais. Du gothique ! Ce serait à s’en claquer les cuisses.
— Pour vendre ? suggéré-je.
— Folie ! Vendre un objet aussi particulier ? C’eût été se jeter dans les bras de la police !
— Alors, selon vous, qui l’a prise, cette hideuse figurine de bois ?
— Mais, mon bon commissaire, quelqu’un qui connaissait l’attachement de Silvertown pour elle. C’est cet attachement qui en faisait la vraie valeur !
— Comment les « enquêteurs » ricains ont-ils accueilli votre suggestion ?
— Par un haussement d’épaules. Je vous l’ai dit tout à l’heure : on ne m’écoute plus.
Tout le monde poursuit un but dans l’existence. Celui de Graziella, cette nuit, c’est de me dégainer M. Triquano. Et voilà qu’à gestes feutrés elle y parvient. Ma gêne est vive car elle constitue le seul écran qui masque ma gloire de mâle au vieux mec assis en face de moi. Comme je n’ai pas l’habitude de montrer à des vieillards, aussi complaisants soient-ils, ce produit de la ferme familiale, je me hâte de le lui carrer dans la moniche afin de le dissimuler. Elle en sautille d’allégresse, ce qui n’arrange pas la situation.
Bellazzezzeta vide sa flûte et se lève.
— Je crois que je vais remonter dans ma chambre, dit-il.
Honneur à sa discrétion. Il ne me tend pas la main mais me tapote l’épaule.
— Bonne continuation, mon cher. Et merci de m’avoir fait parler.
— Hé ! comte ! Une ultime question.
— Volontiers.
— Pour voler cette statuette, il a fallu que l’on s’introduise dans cette maison ?
— C.Q.F.D. !
— Des soupçons ?
— Plus ou moins.
— Je vous écoute.
— Le jour du vol, quelqu’un est venu ici en mon absence, un homme âgé qui prétendait être, paraît-il, l’oncle de M. Silvertown. Il marchait avec des béquilles et portait un pansement à la tête. Il avait une grande sacoche dans le dos. La femme de chambre l’a conduit dans l’appartement de Ron Silvertown, tellement son assurance était grande. Il y est demeuré plus d’une heure, et puis il est reparti en prétendant qu’il avait dû se tromper d’heure pour le rendez-vous.
— Eh bien ! mais le voilà, le voleur !
— N’est-ce pas ?
— Les hommes de Silvertown ont suivi cette piste ?
— Je n’en sais rien, commissaire.
Il se retire noblement.
Que trente secondes plus tard, on se roule sur la moquette, Graziella et moi !
Ma vie n’est qu’un long chagrin cahotique,
entrecoupé d’éclaircies.
Black détestait que le sort lui soit contraire. Il partait du principe que la chance est un élément permanent de la vie. Qu’elle se mette à lui foirer dans les mains le désorientait et le plongeait dans un noir courroux. Il aurait démoli la terre entière et rêvait de se trouver derrière une mitrailleuse lourde dont la bande de munitions serait sans fin et lui permettrait de tirer dans le tas jusqu’à ce que la fatigue due à la trépidation le terrasse.
Tout avait craqué si sottement !
L’autoroute. Un camion qui décrit une brusque embardée. Il freine à mort. Un connard du dimanche l’emplâtre par-derrière et la porte de son coffre valdingue dans un pré. Manque de bol : la maréchaussée se trouve là, plantée à vingt mètres pour surveiller le trafic. Black n’a pas le temps d’aller planquer son attirail bien en vue dans la malle arrière comme dans une vitrine d’armurier : deux pistolets, le fusil de plongée, une boîte de balles, une matraque, un stylet dans sa gaine de cuir, une autre gaine vide, l’arme étant restée dans la poitrine de M. Blanc.
Le gendarme paraît attiré par ce fourbi comme une mouche bleue par une merde fraîche. Il va droit à l’arsenal, sourcille, dégaine aussi sec son feu et intime à Black d’attraper les nuages.
Black s’exécute pour se donner le temps de la réflexion. Un flot de bile envahit son gosier. C’est trop con ! Trop con ! Trop con !
Tout en le couchant en joue, le gendarme va à sa grosse moto pour prévenir son compagnon par radio. Black se gaffe que voilà l’occase. Tu ne peux braquer convenablement un homme quand tu exécutes simultanément un numéro de phonie. Black plonge superbement sur la route, tête première, exécute un roulé-boulé et se redresse derrière une femme badaude qui en prenait plein les châsses. Il s’agit de l’épouse de l’emplâtreur. Genre congé mal payé, en petite robe imprimée avec auréoles sous les bras.
Le pandore n’a pas eu le temps de réagir. Tout ça trop prompt ! Et maintenant la gonzesse sert de bouclier à Black.
Celui-ci fait avancer la femme jusqu’au coffiot. Il s’empare des deux flingues, en glisse un dans sa ceinture, garde le second en pogne puis, après réflexion, se saisit également du stylet. C’est à cet instant que sa rogne se développe en lui, qu’elle monte, qu’elle l’étouffe. Saloperie de bagnole jaune de merde ! Il avait eu le pressentiment, en la louant à l’aéroport, qu’elle était porteuse de poisse ! Il avait même failli en exiger une autre, moins voyante. Et puis il s’était dit qu’il ne devait pas tomber dans la superstition de bas étage !
Alors, il est là, à chiquer les sombres héros de films d’aventures, son feu en pogne, la gonzesse collée à lui. Se faire piquer comme un petit malfrat de banlieue, lui, un super-crack dont on prononce le nom en baissant la voix dans le Milieu américain.
Bon, il va s’en tirer, mais quel contretemps ! Heureusement qu’il a voyagé et loué la Volvo sous une fausse identité. Heureusement qu’il a des « points de chute » en France et ailleurs en Europe. Il loue intérieurement son esprit d’organisation, ses manières méthodiques. Tout ça, le temps d’un éclair, tu penses.
Il visionne la tire qui vient de le percuter : museau écrasé, essieu avant faussé, probable, la manière dont la roue avant droite dit merde à l’autre.
— Jette ton feu dans le champ, sinon je brûle madame ! dit-il.
Docile, le motard balance son revolver à dache. Très loin. Il aurait fait un bon lanceur de poids.
— O.K., approuve Black. A présent va le chercher !
L’autre hésite, conscient des regards braqués sur lui car trois bagnoles sont maintenant stoppées derrière les deux autos endommagées. Black se dirige vers la plus rapide : une Mercedes 500 de couleur saumon métallisé, conduite par un frimeur de trente ans. Il ouvre la portière arrière et enfourne la femme dans l’auto. Quelque part un mari proteste, mais en chiant dans son froc, donc c’est pas grave. L’automobiliste a repéré le feu de fort calibre et ne moufte pas. Black prend place au côté de la femme, claque la portière et dit au conducteur :
— Bon, ben on y va, hein ?
— Où ça ? balbutie le frimeur.
— Ailleurs, fait Black.
Il abaisse la vitre et place une balle dans le boudin avant de la moto du flic.
— Appuie ! ordonne-t-il au conducteur.
Le mec obéit. Peut-être que ça le grise, dans le fond, de vivre cette épopée. La femme, elle, sanglote ; chacun son métier ! Le conducteur murmure, d’une voix pâlichonne mais qui s’essaie à la désinvolture :
— On va se faire piquer au péage !
Le « on », employé ici comme pluriel, est destiné à se concilier la clémence du bandit en s’associant délibérément à son sort.
Black qui est psychologue en sourit de pitié. Devant eux, c’est libre parce que l’incident a formé bouchon.
— Tout de suite après le virage, là-bas, ralentis, franchis le buisson qui sépare les deux voies et reviens dans le sens contraire. Si tu réussis bien la manœuvre, t’auras droit à une récompense : peut-être que ce sera la vie sauve.
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